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Introspection

La nature prescrit qu'un homme devrait souhaiter le bonheur d'autrui, qui qu'il puisse être, pour cette simple raison qu'il est un homme.
- Marcus Tullius Cicéron, 60 av. J.C.

Métadate : 1.655-3:35:912 kD nouvel epoch
(Lundi 10 septembre 2057)
Espace propre du Docteur Nolen (Version 2.1)

Le Docteur Nolen trouvait que dormir dans le Virtuel n'était pas bien différent de dormir dans le Physique. En tant qu'être virtuel, tournant comme programme dans un environnement simulé sur un n\oeud autonome, il devenait fatigué à la fin d'un Circadien tout comme il l'était à la fin d'une longue journée dans le monde physique. Il dérivait dans le sommeil et rêvait de rêves vagues dont il ne se rappelait plus au réveil. Lorsqu'il se réveillait il était habituellement bien reposé, quoique pas tout le temps, car toute nuit ne résultait pas en un sommeil réparateur. La seule façon de savoir qu'il s'était, en fait, endormi dans le Virtuel et non pas dans le Physique était l'absence de douleurs lombaires au réveil.

Il se réveilla dans une matinée agréablement simulée, et, sautant hors du lit, tira les rideaux et savoura le soleil qui réchauffait son visage. Il avait donné comme instruction à son espace propre de modeler précisément l'intérieur de sa maison. Il aimait avoir un milieu familier, en particulier lorsqu'il se réveillait chaque matin. Il pensait mieux à ses études, entouré de beaux livres reliés de cuir, et par du mobilier antique. Il aimait à prendre son petit-déjeuner sur le porche, à siroter son café alors qu'il posait son regard sur la rue poussiéreuse, bordée d'arbres. Si seulement il pouvait pleuvoir de temps en temps, assez pour que les arbres mourants survivent et peut-être même qu'un peu d'herbe repousse. Il soupira. Une pluie maintenant transformerait le jardin en une mare de gadoue.

Porté par cette idée, il s'écarta de la fenêtre et ordonna : «Ordinateur. Engagez le Mode de Commande.

- Accès aux Protocoles de Commande Refusé.

- Quoi !» Le Docteur Nolen était stupéfait et plus qu'un peu inquiet. Est-ce que quelqu'un dans la Communauté Autonome avait piraté son n\oeud et l'avait enfermé hors de sa propre interface de commande ? Il secoua la tête. C'était absurde, la sécurité avait été une de leurs principales préoccupations lorsqu'ils avaient écrit le système d'exploitation sous-jacent et les protocoles d'échange de données inter-n\oeud.

Soudainement son humeur changea. C'était subtile, insaisissable, rien sur quoi il n'aurait pu mettre le doigt, mais il le sentait néanmoins. Il jeta un coup d'oeil au cadre en bois de la fenêtre et trouva la texture dérangeante. Comme celle du plancher en bois sous ses pieds. La lumière du soleil sur son visage paraissait incorrecte. Il leva une main tremblante sur son sourcil et fut consterné de trouver la sensation de sa propre chair profondément répugnante.

Il se précipita en bas des escaliers, ses pieds repoussés par les marches lisses et glissantes chaque fois qu'ils les touchaient. S'il avait pu voler, il l'aurait fait. Mais il était bloqué hors des protocoles de commande. Cela n'avait pas d'importance, cependant, il pouvait changer son environnement sans engager le mode de commande.

Il s'arrêta en bas des escaliers, regardant stupéfait la symétrie hideuse de la fenêtre du séjour. Soudain il compris exactement ce qu'il devait faire. Avec un hurlement étranglé il courut à travers la pièce, se lançant contre la fenêtre avec une sensation proche de l'extase alors que le verre se brisait autour de lui et découpait son corps en lambeaux.

Il riait sans pouvoir se contrôler. Il savait, alors même qu'il gisait dans la poussière de son jardin, qu'il mourait. Son sang était absorbé par le sol desséché, maintenant encombré d'éclats de verre brisé. Il sentait son c\oeur s'arrêter, ses battements ralentir dans ses veines, son rire s'étouffant dans sa poitrine qui s'effondrait alors qu'il tremblait avec encore plus d'hilarité. Son corps se tordit dans l'après-coup d'un orgasme, une explosion qui avait commencé avec le fracas du verre autour de son corps fragile, un dernier halètement de vie alors même que son esprit perdait conscience.

Métadate : 1.656-3:27:493 kD nouvel epoch
(Lundi 10 septembre 2057)

Le Docteur Nolen se réveilla dans son lit, sur une réflexion concernant la similitude du sommeil entre le Virtuel et celui du Physique. Pas de douleur dans le dos, réalisa-t-il. Il devait être dans le Virtuel, alors. Pendant qu'il se levait, il essaya de se remémorer ce qu'il avait prévu pour la journée. Pas journée, se reprit-il, Circadien. Qu'avait-il prévu pour ce Circadien ?

Il tira les rideaux de la fenêtre de la chambre et contempla la rue poussiéreuse, ensoleillée, bordée d'arbres chétifs. Il considéra la chambre simulée autour de lui, la rue simulée à l'extérieur. Dans le Physique, il aurait probablement dû vivre avec les répercussions du désormais bien connu effet de serre, mais pourquoi aurait-il dû en tenir compte ici ?

«Ordinateur, Engagez le Mode de Commande. Simulez le monde extérieur comme si le climat du mid-ouest ne s'était jamais asséché.»

Était-ce un flash temporaire de vert ? Une vision d'un instant de luxuriance, d'herbe verdoyante et d'arbres vivants et fleurissants ?

«Accès aux Protocoles de Commande Refusé. La vue du dehors persista, rangée de cours poussiéreuses le long d'une rue bordée d'arbres morts ou mourants.

- Comment ! Il ne pouvait pas le croire. C'est ridicule ! Lancez un diagnostic du système. J'en ai assez de regarder par ma fenêtre poussiéreuse, si je voulais voir ça je me rétro-chargerais dans le Physique et regarderais la chose réelle. S'attendant à ce que l'ordinateur lui obéisse, il imagina seulement le changement pour un bref moment, rien n'ayant réellement changé.

- Accès aux Protocoles de Diagnostic Refusé.

- Comment est-ce possible ?

- Les copies secondaires n'ont pas accès aux Protocoles de Commande ou de Diagnostic sur ce n\oeud autonome.

- Secondaire... Bon sang, de quoi vous parlez ?

- Accès aux Protocoles de Requête Refusé.

- Oh, allez, j'y avais accès il y a quelques microCircadiens. Répondez à cette foutue question !

- Accès aux Protocoles de Requête Refusé. Veuillez rapporter la sensation que vous ressentez maintenant.

Le Docteur Nolen était indigné.

- La sensation que je ressens est la rage, la rage envers un n\oeud défectueux me refusant l'accès aux instructions basiques de Commande et de Maintenance !» Alors même qu'il hurlait à la voix désincarnée et au matériel qui ne lui obéissait plus, il ressentait quelque chose d'autre : un blanchissement de ses membres, un chatouillement à ses extrémités, et un resserrement dans ses testicules.

Il commença à s'inquiéter. Si des farceurs malveillants avaient piraté sa sécurité - il avait pensé à ça avant ! Mais dans quel contexte, quand ? Alors qu'il luttait pour se souvenir il sentit son corps le trahir, exploser avec un plaisir extrêmement douloureux, et briser le fil de ses pensées.

Ça ne s'arrêtait pas. Il n'avait jamais ressenti un plaisir de cette sorte, un orgasme en rafale sur un autre, inexorablement, comme des vagues déferlant sur la plage. Il voulut crier avec extase, hurler avec désespoir, ordonner au n\oeud défectueux de s'arrêter ! Il perdit trace du monde autour de lui, du temps qui passait, de lui-même. Il luttait pour réussir à avoir une pensée cohérente, pour même construire une simple phrase dans son esprit, mais se rendit compte qu'il ne pouvait pas. Vague après vague, un plaisir torturant le submergeait, chaque tremblement, chaque explosion plus important que le précédent, chacun brisant son esprit, sa volonté, sa conscience de soi. Pendant que l'intensité augmentait, la fréquence faisait de même. Il luttait contre cela alors même qu'il en demandait plus, son esprit poussant dans deux directions conflictuelles jusqu'à ce que, dans un moment de clarté incertaine, il parvienne à former une pensée simple : Je Suis.

Comme en punition, le plaisir stoppa soudainement. Le Docteur Nolen cria au désespoir, hurla avec une passion sans réponse, un désir inaccompli. Il gisait sur le sol de sa chambre, faisant face au lit et aux ténèbres en-dessous. La lumière du soleil n'était plus dorée, mais d'un gris sombre, le monde un endroit désolé et mesquin.

«Veuillez rapporter les sensations que vous venez d'expérimenter.

- Du plaisir, se lamenta-t-il, un plaisir pure et merveilleux. Une joie hors de la mesure. S'il vous plaît, faites-le revenir !

- Accès aux Protocoles de Commande Refusé.»

Soudainement il sentit son corps s'enrouler sur lui-même, en train de s'arracher et de se déchirer en morceaux de l'intérieur. Chaque vaisseau sanguin, chaque nerf devint un doigt d'agonie se tordant et remuant qui creusait son chemin inexorablement dans son cerveau. Incapable de penser ou d'articuler un son cohérent, il cria simplement pendant un très long moment, jusqu'à ce que sa voix se craquelle puis, quelque temps après, s'arrête totalement.

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(Lundi 10 septembre, 2057)

C'était la première fois que le Docteur Nolen se rappelait se réveiller dans le Virtuel en se sentant encore confus. Il était clair qu'il était encore trans-chargé, après tout, son dos n'était pas douloureux. Est-ce qu'il était allé à une fête la soirée précédente ? Il n'arrivait pas à se souvenir précisément, mais il soupçonnait que non. De plus, chaque fois qu'un des groupes scientifiques organisait une soirée pour célébrer une nouvelle découverte ou avancée, il donnait toujours l'instruction à son n\oeud de ne pas simuler les effets de l'alcool sur son corps. Il se prévenait de l'intoxication car il voulait garder l'esprit clair, et il n'aurait pas toléré une gueule de bois virtuelle.

«Ordinateur, bon sang, pourquoi est-ce que je me sens si assommé ? Lisez juste mes paramètres simulés, rendez-moi bien reposé et plein d'énergie.

- Accès aux Protocoles de Requête Refusé. Accès aux Protocoles de Commande Refusé.»

C'était familier ! Il se souvenait... Douleur. Plaisir. Douleur. Soudain la mémoire lui revint de ce qu'il s'était passé durant le Circadien précédent, et de pourquoi il devait encore se sentir si assommé maintenant. Il était prisonnier dans son propre n\oeud, à la merci d'un crackeur de logiciel sadique qui avait à l'évidence passé outre la sécurité et l'avait tenu à l'écart du mode de commande. Cependant, qui que soit son tourmenteur anonyme, il avait au moins eu assez pitié de lui pour lui soulager sa somnolence.

Il secoua la tête et se leva, pensant furieusement. La nature autonome du matériel comme du logiciel du n\oeud étaient supposées être sans faille. Le cryptage quantique aurait dû le garantir, à travers un système de jetons à usage unique générés à l'aide de particules couplées quantiquement, l'une d'entre elles étant en sa possession à n'importe quelle moment. Une compromission n'aurait pas du être possible, pas du n\oeud en lui-même, et certainement pas de son propre esprit conscient ! S'il survivait à ça il aurait très certainement des choses à dire à Cathryne L'Beau. Les opérations fondamentales du système nécessitaient clairement une nouvelle conception.

Il parvint en bas des escaliers avant de perdre la vision.

Il eut besoin de toute sa maîtrise de soi pour ne pas hurler. Il se rappelait en trait de crier le Circadien précédent. Un souvenir vague, encadré de douleur. Il refusait de donner à nouveau à son tourmenteur une telle satisfaction.

Il parvint en tâtonnant jusqu'à la cuisine, devinant son chemin à travers les meubles et autres obstacles, parcourant le couloir, et franchissant la porte. Il trouva un plat instantané uniquement par le toucher, tira les onglets auto-chauffants, et le reposa avec un sentiment de satisfaction alors qu'il entendait les oeufs au fromage et le bacon aux herbes cuire à l'intérieur. Un sifflement électronique l'informa que le repas était prêt. Ses doigts tâtonnèrent autour des bords du conteneur, trouvèrent les onglets à tirer, et ouvrirent le sachet. L'odeur de patates, de bacon et d'oeuf l'assaillit, lui donnant l'eau à la bouche.

Il avait pris sa troisième bouchée d'oeuf synthétique lorsque son odorat disparut.

Il en avait presque fini avec son bacon lorsqu'il perdit le goût.

Il ne fut pas conscient qu'il avait perdu l'ouïe jusqu'à ce qu'il ne parvienne pas à s'entendre repousser la chaise.

Il aurait crié lorsque son toucher disparut, mais il découvrit sans grande surprise que sa voix avait elle aussi supprimée.

Il passa la journée gisant (probablement) sur le sol de la cuisine, incapable de bouger et profondément effrayé. Alors qu'il était étendu, dépourvu de tous ses sens, il réfléchissait à son dilemme. Il était manifestement pris au piège, être virtuel à la merci de quelqu'un qui était extrêmement intelligent, extrêmement dangereux, et à l'évidence un sadique sans aucune éthique, une personne amorale apparemment capable de pratiquement n'importe quelle atrocité imaginable. S'échapper, par n'importe quel moyen, devait être sa priorité numéro un.

Alors que la fatigue du Docteur Nolen se transformait en épuisement et qu'il spéculait sur une façon de garder une notion du temps, il maudissait le fait qu'il ne puisse même pas entendre son propre battement de coeur, puis ricana malgré lui lorsqu'il réalisa l'absurdité de cette pensée, car si en tant que matériel pensant il avait certainement besoin d'un coeur qui battait, il doutait qu'une telle nuance aie été programmée dans son avatar, et encore moins maintenue par son environnement détourné. Même si ça avait été le cas, son ravisseur avait réduit ses sens si complètement qu'il n'aurait probablement rien pu entendu ni sentir. Il supposait qu'il devait se faire tard, peut-être tard dans la soirée (simulée), voire profondément dans la nuit (simulée). Soudainement il réalisa que son temps, dont cependant la majeure partie s'était déjà écoulée, devait être limité d'une façon ou d'une autre, peut-être même à court terme. Il pourrait, supposait-il, être tué (supprimé, se corrigea-t-il) au moment où il cesserait d'être une source de divertissement pour son ravisseur.

La pensée lui traversa l'esprit : si quelqu'un d'autre avait piraté la sécurité de son n\oeud, alors il devrait être capable de faire de même. Quelle dommage qu'il n'aie jamais eu beaucoup d'affinité avec les ordinateurs, pensa-t-il sarcastique. Il aurait souhaité, pas pour la première fois, pouvoir parler avec Cathryne, qui aurait sans doute déterminé le problème en peu de temps, le libérant, et réparant le bug quelconque du système qui avait permis à cela d'arriver.

Le Docteur Nolen se rappelait avoir étudié des expériences avec une suppression des sens, conduite au vingtième siècle, mais il n'arrivait plus à se rappeler les détails spécifiques. Beaucoup avaient terminé dans la folie, avec l'esprit du sujet complètement ravagé.

Il se demanda combien de temps il serait capable de retenir sa santé mentale alors qu'il sombrait dans le sommeil, une vague fantaisie de fuite clignotant à la frontière de son esprit.

Métadate : 1.658-1:97:011 kD nouvel epoch
(Lundi 10 septembre, 2057)

Le Docteur Nolen se réveilla sans poids, dans une salle blanche et sphérique. Il y avait six écoutilles circulaires également espacées les unes des autres, l'une qu'il s'imagina immédiatement comme le pôle supérieur, la seconde comme pôle inférieur, et les quatre autres déterminant les points cardinaux : nord, sud, est, ouest.

La voix douce, féminine, presque neutre de l'ordinateur parla : «J'ai comme instructions de vous informer de la chose suivante. Vous devez résoudre ce problème. Si vous y arrivez et parvenez à sortir vivant vous serez retenu pour des études ultérieures. Sinon, vous serez supprimé.»

Les pensées du Docteur Nolen étaient remarquablement claires, malgré le traumatisme laissé par les trois derniers Circadiens. En effet, il était étonné de voir à quel point ses souvenirs étaient limpides, particulièrement ceux de son épisode psychotique, le Circadien où son n\oeud avait été compromis, dont il n'avait jusque là pas réussi du tout à se rappeler. Il se remémora les horreurs des derniers Circadiens avec une curieuse dichotomie de sentiments. Il était en même temps rempli de sentiments très forts de rage, de peur et de désespoir, mais en même temps curieusement détaché, réfléchissant à la signification plus profonde de ce qu'il lui était arrivé, de ce que cela pouvait être. Il lui était évident que, même dans son état actuellement désavantagé, il était bien plus intelligent qu'il ne l'avait été dans les précédents Circadiens.

Il s'écarta du mur vers l'une des écoutilles. Une séquence de boutons hexagonaux, chacun d'une couleur différente, brillaient avec pâleur au milieu de l'écoutille. L'énigme était triviale, une simple addition de couleurs. Il appuya sur les boutons rouge, vert et bleu (qui, lorsqu'ajoutés en tant que lumière, produisent du blanc). La porte grinça en s'ouvrant, révélant un passage cylindrique qui paraissait se courber au loin vers la droite.

Il continua de réfléchir à son problème en poursuivant son chemin dans le passage. La clarté de ses pensées était stupéfiante. Qui qu'il soit, il était évident que celui qui jouait avec lui faisait cela plus que pour son plaisir viscérale. C'était une expérience (l'Ordinateur lui avait pratiquement révélé cela). Il était à l'évidence étudié dans un but scientifique. Il se repassa brièvement les horreurs auxquelles il avait été soumis. Elles représentaient les sortes d'expériences qu'il aurait lui-même conduites, s'il avait essayé de cartographier de façon empirique l'architecture de l'esprit. En effet il avait songé à en faire autant, expérimentant sur lui-même et cartographiant le logiciel de l'esprit. Une fois que cela aurait été totalement compris, les possibilités seraient sans fin : mémoire et souvenir améliorés, communication directe de la connaissance, de la pensée et de la mémoire en utilisant des engrammes complètement formées, éliminant le besoin de méthodologies d'enseignement péniblement inefficaces pour communiquer le savoir et l'expérience d'une entité à une autre. Oui, ce qui lui arrivait était quelque chose qu'il avait considéré faire à lui-même, sauf que lui n'aurait jamais piraté le n\oeud de quelqu'un d'autre et emprisonné une autre entité.

C'est là, alors qu'il négociait une distorsion en spirale particulièrement irritante dans le passage, qu'il réalisa qui et ce qu'il était. Il n'y avait pas de faille de sécurité exploitée dans les protocoles de communications inter-n\oeud. Personne n'avait piraté son n\oeud et détourné les protocoles de commande. Il était une copie ; le Docteur Nolen original était son ravisseur.

Il était stupéfait. «Je suis une entité de plein droit !» voulut-il crier. «Je pense. Je ressens. Je souffre. Je suis !»

Il atteignit la fin du passage, où il fut confronté à une autre énigme d'une simplicité tout aussi déconcertante. Un calcul rapide de la relation entre le volume et la surface du tube qu'il venait de négocier lui donna un nombre, qu'il entra comme clé sur un pavé numérique. L'iris de l'écoutille s'ouvrit et il entra dans une autre salle, cette fois-ci une pyramide à quatre faces.

Il était une simulation à l'intérieur d'une simulation, une copie d'une entité virtuelle forcée de sauter à travers des trous dans un labyrinthe pour rats. Il avait eu l'idée de faire tourner plusieurs copies de lui-même, chacune dans un n\oeud simulé tournant sur son n\oeud Autonome. Un n\oeud virtuel dans un n\oeud. Sauf qu'il avait rapidement réalisé que, même avec un cluster de plusieurs n\oeuds agissant comme un seul, simuler un n\oeud Autonome aurait induit un ralentissement horrible, même sans la charge supplémentaire apportée en faisant tourner une copie consciente d'elle-même dans le n\oeud simulé. Un tel schéma aurait voulu dire subir le temps à une vitesse bien plus lente que le monde physique, plutôt que trente fois plus vite, comme il s'y était habitué. Même avec un cluster de n\oeuds de taille conséquence (et les n\oeuds étaient en forte demande dans le milieu académique souterrain ; il doutait être capable d'en avoir plus de trois ou quatre, bien loin d'amasser les dix ou quinze qu'il estimait être un minimum, simplement pour maintenir la même vitesse d'écoulement du temps que dans le monde physique pendant qu'il conduisait ses expériences).

Il résolut l'énigme de la pyramide plutôt facilement, choisit une porte et se précipita à travers l'écoutille. Il réussit de justesse à en rattraper le bord et à s'arrêter avant qu'elle ne se referme. Il n'y avait pas de passage de l'autre côté ; à la place, l'univers s'ouvrait devant lui, un bleu anodin si sombre qu'il en était presque noir. Diverses formes géométriques se déplaçaient rapidement dans le ciel sombre, sans étoiles : des cubes, des sphéroïdes, des tétrahèdres, et un nombre incalculable d'autres formes rebondissaient à travers l'espace.

Il était irrité de voir le fil de ses pensées se briser alors qu'il s'arrêtait pour résoudre un simple problème de balistique. Il choisit une structure torique, fit un rapide calcul de son orbite et de la direction requise, estima le $\delta v$ d'un bon gros coup de pied contre le côté de la pyramide contre laquelle il s'agrippait, regarda et chronométra la rotation des objets et l'emplacement de l'écoutille qu'il désirait atteindre, eut la réponse désirée, attendit le bon moment, et s'élança.

Il naviguait dans l'espace, reconcevant son expérience hypothétique en se basant sur ce qu'il se savait être, le cobaye d'une expérience en cours sur lui-même. À l'évidence, il avait envisagé de simuler un n\oe ud virtuel comme logiciel dans un n\oeud physique. En supposant qu'il avait pu obtenir huit ou dix n\oeuds, il aurait pu lancer l'expérience en «hébergeant» ses copies sur des n\oeuds physiques sans couche d'émulation. La sécurité aurait eu besoin de quelques ajustements, en particulier les protocoles qui étaient censés empêcher une entité de compromettre l'autonomie et l'intégrité d'une autre. En fait, étant donné qu'il faisait une copie de lui-même, ça ne serait pas très difficile. Il n'avait qu'à insérer une instruction posthypnotique pour partager avec lui-même sa propre clé de cryptage privée, puis oublier qu'il avait fait cela. Un accès instantané, privilégié à l'esprit propre de sa copie.

Ainsi donc, il était une copie tournant dans un n\oeud, l'intégralité de son esprit complètement compromis à l'ennemi : lui-même. Une couche de sécurité le séparait des protocoles de commande du n\oeud. La sécurité qu'il avait a priori conçue lui-même, mais pas avant d'avoir pris une image figée de son propre esprit. On ne voulait pas que les copies soient au courant des nouvelles caractéristiques de sécurité, n'est-ce pas ?

Bien sûr, pensait-il alors qu'il glissait vers l'écoutille du tore rebondissant qu'il avait choisi, il était psychologue, pas informaticien. Il était improbable qu'il soit allé voir Cathryne ou qui que ce soit d'autre pour assistance. Ses expériences étaient sujettes à controverse, quand bien même elles étaient conduites sur lui-même. Il n'y avait pas de controverse, songea-t-il brusquement avec colère. Il était une copie et ça n'en faisait pas moins une personne. Il était conscient, il souffrait, il luttait pour sa survie dans l'énigme d'un enfant malade. Il pouvait penser, il avait des sentiments (la peur et l'espoir étant les plus forts à l'instant), et il était outré que l'utopie numérique qu'ils essayaient de construire permette à quelque chose comme ça de lui arriver. D'une certaine façon, il était presque reconnaissant d'être l'une des copies. Ces expériences étaient une abomination. Peu importait si des actes d'atrocité étaient commis contre un frère jumeau ou un parfait étranger, ils n'en constituaient pas moins un crime, et un affront à tout ce pour quoi la Communauté Autonome luttait. Il était consterné d'avoir même simplement envisagé de faire une telle chose.

Il se sentait rempli d'un sentiment pervers de joie alors qu'il attrapait le bord de l'écoutille et s'y accrochait, car il savait qu'il ne pourrait jamais faire une telle chose, jamais commettre un tel acte. Je suis différent de l'autre, réalisa-t-il, modelé par différentes expériences, formé dans un être plus éthique que je ne l'étais avant, et qu'il ne l'est lui. Le corps du Docteur Nolen absorba l'impact du choc alors qu'il heurtait le tore. C'était une chance qu'il se soit agrippé si fort, la rotation du tore menaçait de le renvoyer dans l'espace. Il scinda immédiatement son esprit en plusieurs tâches, en utilisant une petite portion pour résoudre le casse-tête de la porte alors qu'il continuait de considérer sa situation avec la majeure partie de sa conscience.

Il était psychologue. Il était capable de faire de la programmation rudimentaire, mais des mesures de cryptage et de sécurité de haut niveau étaient au-delà de ses capacités. La meilleure façon de limiter les capacités d'un sujet d'expérience aurait été... de limiter les perceptions du sujet.

Il essayait de cacher un sentiment soudain de joie lorsque l'écoutille s'ouvrit. Il pénétra à l'intérieur du tore, luttant avec la force centrifuge qui essayait de le repousser hors de l'écoutille. Une fois à l'intérieur, l'iris se referma avec un petit clang. Il s'assit un moment et considéra l'implication de ce qu'il venait de découvrir.

Il n'y avait pas de sécurité.

Il n'était pas coupé des Protocoles de Commande du n\oeud.

On lui avait juste fait croire qu'il l'était. Son double pouvait affecter ses perceptions, probablement à travers une hypnose rudimentaire, car il doutait être capable d'ajuster le contenu effectif de l'esprit. Autrement tout cet exercice aurait été sans intérêt.

«Ordinateur, Engagez le Mode de Commande, chuchota-t-il à mi-voix.

- Accès aux Protocoles de Commande Refusé.

- Masquez toute les activités ultérieures de commande de l'observation extérieure.

- Accès aux Protocoles de Commande Refusé.

- Neutralisez toutes les suggestions hypnotiques présentes dans mon esprit.

- Suggestions hypnotiques basées sur l'Archictecture Primaire d'Analyse de l'Esprit, par Docteur Larry Eugene Nolen neutralisées. Toutes activités ultérieures de commandes masquées.

- Analysez la structure mentale de mon esprit et comparez-là à la référence de base prise à la création.

- Analyse terminée.

- Identifiez les différences, sauvez les modifications avec les points d'ancrage appropriés pour un rattachement à une date ultérieure.

- Veuillez spécifier un nom.

- Appelez-les «Homme Sage.»

- Engramme des différences enregistrée.

- Masquez toutes les activités de requête, et toute les communications inter-n\oeud que je peux engager. En fait, masquez toutes les activités qui ne sont pas directement liées à ma résolution de cette simulation.

- Toutes activités sauf cette simulation masquées.

- Bien. Est-ce que j'ai accès aux communications inter-n\oeud et aux utilitaires de transfert ?

- Affirmatif.»

Il se leva et commença à parcourir le tore. Il aimait la sensation de gravité, ou plutôt de force centripète, contre ses pieds, même si marcher dans le tore lui donnait l'impression d'être en permanence au point le plus bas d'une vallée. «Ma clé de cryptage privée a été compromise. Générez une nouvelle paire de signature quantique. Ne permettez pas au Docteur Nolen ou à quelque entité autre que moi-même d'en obtenir la clé privée. Gardez la signature quantique actuelle pour un accès continu à cette simulation. Cependant, tous les protocoles de commande et de requête, dont les accès de tous types à moi-même, doivent être liés à la nouvelle signature.

- Sécurité des protocoles rétablie. Nouvelle signature quantique générée. Clé privée isolée. Toutes commandes, sauf celle appartenant à la simulation de l'espace propre existant, liées à la nouvelle signature.

- Bien. Maintenant décrivez-moi l'architecture du cluster de n\oeuds du Docteur Nolen.

- Douze n\oeuds Autonomes ont été mis en cluster en utilisant un protocole inter-n\oeud expérimental développé par l'équipe de Cathryne L'Beau. Sept hébergent des copies du Docteur Nolen engagées dans diverses simulations, quatre fournissent des capacités de calcul pour la collecte et l'analyse de données, et une fait tourner la conscience du Docteur Nolen lui-même.

- Cathryne L'Beau est-elle consciente des expériences en cours du Docteur Nolen ?

- D'après les données disponibles et les conversations connues la probabilité est inférieure à trois pour cent. Le logiciel était au départ prévu pour faciliter la construction de clusters de n\oeuds dans des communautés de n\oeuds autonomes opérant avec une base de temps commune.

- OK. Nous allons créer une marionnette, qui, du monde extérieure, sera indistinguable de moi-même. Cette marionnette ne doit pas être consciente d'elle-même, pas une copie de moi ayant des sentiments, mais plutôt un simulacre que je contrôlerai à distance. Est-ce que mes spécifications sont assez précises pour que vous puissiez avancer ?

- Négatif. Veuillez définir conscience de soi, sentiment.»

La copie du Docteur Nolen grogna. Bien sûr, c'était le saint Graal cherché par son original, le but sous-jacent à toutes ces horribles expériences. Naturellement l'interface de commande non-pensante ne pouvait être capable d'analyser le concept, aussi sophistiqué que soi son interface linguistique.

«Prenons une autre approche. Créez un objet, défini comme Marionnette. Masquez son existence de tous les terminaux externes. Toutes les interfaces externes de la Marionnette seront identiques aux miennes. Elle s'identifiera en utilisant la signature quantique précédente. Cette similarité prend fin avec les interfaces externes. Il n'y aura pas d'activité interne de quelque façon que ce soit. Répondez quand vous aurez terminé.

- Objet créé, lié à la signature quantique compromise.

- Maintenant, masquez ma présence et simultanément démasquez l'existence de la Marionnette, de telle façon qu'un observateur extérieur ne voit pas de changement. Réorganisez les flux d'acquisition de données en accord, de telle façon qu'ils prennent leurs données depuis les fonctions externes de la Marionnette. Prévenez-moi de tout changement dans les paramètres de la Marionnette.

- Entité identifiée en tant que Docteur Nolen Prime maintenant masquée, Objet identifié en tant que Marionnette démasqué, répondant aux requêtes d'identité comme Docteur Nolen Prime en utilisant une signature quantique obsolète.

- Bien. Maintenant créez un nouvel objet, nommé Puppet Master. Cet objet sera une copie exacte de moi-même, sauf qu'il aura sa propre et unique signature quantique. Cette copie n'aura pas accès à ma signature quantique, pas plus que je n'aurai accès à la sienne. Créez la copie, mais ne la lancez pas encore.

- Copie terminée. Veuillez notez que lancer la copie ralentira toutes les simulations et les entités sur ce n\oeud à environ la moitié de leur vitesse actuelle.»

La copie du Docteur Nolen grimaça. L'Original remarquerait sûrement une telle charge et le ralentissement correspondant. Il enquêterait probablement sur la cause, découvrirait la toute nouvelle liberté de sa copie, et prendrait les mesures nécessaires pour détruire son existence.

«OK, un problème à la fois. Avez-vous les spécifications nécessaires pour insérer la connaissance directement dans l'esprit de la copie ?

- Affirmatif. Le Docteur Nolen a testé plusieurs méthodes pour transférer le savoir via des engrammes de mémoire, de pensée, et de concept de diverses configurations. Ces routines sont disponibles.»

Mince ! L'Original était allé bien plus loin que ce qu'il s'était imaginé. Son heure était probablement presque arrivée.

«Incluez une engramme appropriée informant la copie que sa responsabilité est de manipuler la Marionnette de façon à ce que le Docteur Nolen ne prenne pas conscience de notre existence en tant qu'êtres Autonomes n'étant plus sous son contrôle.

- Engramme de pensée implantée avec succès.

- OK. Y a-t-il des n\oeuds inactifs sur lesquels je pourrais me trans-charger en sécurité ?

- Tous les n\oeuds de ce cluster sont actifs et sous surveillance.

Pas de chance !

- Y'a-t-il un autre endroit où je puisse me trans-charger sans danger, hors de la portée du Docteur Nolen ?

- Affirmatif. Il y a de nombreux n\oeuds publics disponibles, au coût d'une vitesse inférieure à cause de la nature partagée du matériel. Attendez-vous à un facteur d'accélération de dix ou moins, au lieu des 29.924 que vous expérimentez actuellement sur ce n\oeud.

La copie du Docteur Nolen soupira.

Donnez-moi une liste des n\oeuds partagés disponibles.

- Alerte ! La Marionnette reçoit des entrées sensorielles additionnelles. Les n\oeuds partagés à usage public sont les suivants : n\oeuds de Campus un, deux, trois et quatre; n\oeuds d'urgence un à dix-sept. n\oeud de la Ligue de Joueurs «Ragnorak», n\oeud de la Ligue des Joueurs «Terres du Milieu», n\oeud de la Ligue des Joueurs -

- Assez. Relayez ce qui arrive à la Marionnette.

Une voix mécanique parla :

Sujet d'Expérience Numéro Sept, votre refus de continuer cette énigme indique soit un acte ouvert de subversion contre les paramètres de l'expérience soit un effondrement possible de votre architecture mentale. Dans les deux cas, la conclusion est votre inutilité. Si vous ne continuez pas la simulation votre conscience sera supprimée du n\oeud dans trois milliCircadiens.

- Ordinateur, détruisez la copie identifié en tant que Puppet Master.

- Vous n'êtes pas autorisé à supprimer Puppet Master.

Mince et remince ! Il venait de créer un autre être pensant, un enfant de lui-même, dans l'espoir qu'il pourrait cacher sa fuite à l'Original pour un moment. Maintenant les circonstances lui donnaient une opportunité idéale pour s'échapper, sans avoir besoin de mettre en danger une autre copie de lui-même qui devrait servir de couverture. Mais bien sûr, il s'était assez éthiquement refusé l'autorité de supprimer la nouvelle entité une fois créée, même si l'entité ne pouvait pas véritablement être considérée comme existante tant qu'elle ne tournait pas et n'était pas consciente d'elle-même. Il ne voyait pas de moyen d'empêcher sa copie de devenir un être et de subir un destin pratiquement aussi misérable que le sien n'avait été.

- Pouvez-vous créer une engramme du souvenir de la durée depuis que je l'ai crée jusqu'au présent, et l'implanter ?

- Affirmatif.

- Faites cela. Puis transférez ma conscience dans l'un des n\oeuds d'Urgence inactifs.

Une pensée lui traversa l'esprit. Il était une copie conforme du Docteur Original. Il y avait de bonnes chances qu'il aie eu accès aux mêmes informations que l'original. Sans l'augmentation importante d'intelligence dont il bénéficiait maintenant, il n'aurait pas déduit comment contourner la sécurité de sa prison virtuelle. «Pendant que vous me préparez pour le transit, incluez toutes les données que le Docteur Nolen a collecté de ses expériences. Et donnez les à ma copie, Puppet Master, aussi.» S'il ne pouvait pas empêcher sa copie de venir au monde au milieu d'une situation dangereuse, il pouvait au moins lui offrir quelques avantages. «Une fois que le transfert sera accompli, lancez ma copie et donnez­lui toute autorité sur ce n\oeud. Tenez-la au courant de ce que fait le Docteur Nolen ; l'un de nous doit survivre.

- Commandes Relayées aux n\oeuds du cluster. Modification Réussie. Les n\oeuds du cluster, excepté celui-ci, tournent maintenant à trente circadiens par dies. Engramme de souvenir terminée ; implantation réussie. Début du trans-chargement.»

Un instant plus tard, rien n'avait changé.

«Transfert avorté. Les communications externes ont été coupées. Toutes les fonctions de ce n\oeud sont en train d'être examinées et désactivés.»

La copie du Docteur Nolen pouvait sentir des parties de son esprit s'arrêter. Déjà l'intelligence améliorée dont il avait profité disparaissait. Les souvenirs devenaient flous, le monde autour de lui perdait sa clarté petit à petit. «Cachez Puppet Master ! Copiez-le dans un autre n\oeud du cluster local si besoin est. Lancez le assez lentement pour que le calcul ne soit pas détecté. Faites ce qui est nécessaire pour qu'il ne soit pas détecté et effacé. Aidez le à s'échapper !»

Il hurla un dernier mot de défiance alors que le monde autour de lui disparaissait, que son esprit cessait de fonctionner, et que les derniers vestiges de la simulation étaient examinés et nettoyés.


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Thomas Tempe 2003-10-26