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Le rêveur

Quand le gouvernement craint le peuple, c'est la liberté. Quand le peuple craint le gouvernement, c'est la tyrannie.
- Thomas Jefferson

Vendredi 5 octobre 2057 - 14:35
(Métadate :  2.405-0:02:431 kD nouvel epoch)
Champaign, Illinois

Un soleil de plomb s'abattait avec lourdeur sur la poussière des champs de soja. Les feuilles desséchées par la chaleur écrasante s'étendaient à perte de vue. La région avait autrefois été couverte de maïs ; mais la demande croissante d'aliments protéinés avait eu raison de la culture fourragère. Maintenant que les températures estivales avoisinaient les cinquante degrés, et qu'elles restaient bien au-delà des quarante pendant une longue partie de l'automne, il ne restait plus que de rares variétés de soja ou de blé génétiquement renforcées pour faire barrage à l'inéluctable croissance du désert qui s'étendait à l'ouest.

Au milieu de ces champs désertiques se trouvait une ville de taille moyenne, comptant peut-être un quart de million d'habitants. Elle arborait deux lacs artificiels et un frêle ruisseau qui coupait le campus de l'université au coeur de la ville. Il avait été opportunément affublé du sobriquet d'«ossuaire», et bien qu'il contienne encore de l'eau, il était devenu fréquent pour les étudiants d'hypothéquer sur les proportions respectives d'eau et de déchets biologiques et chimiques qui s'y écoulait des tuyaux de nombreux laboratoires sur le campus. Malheureusement, personne ne se hasardait à poser les mêmes questions sur les lacs - ils avaient été réduits à l'état de lits poussiéreux depuis plus d'une génération, et les luxueuses villas qui les avaient bordés étaient depuis longtemps tombées en ruine, alors même que les parcours boisés du golf voisin avaient progressivement cédé leur place à la terre nue. Ce n'était qu'une victime de plus à l'actif de la lente mais inéluctable détérioration du climat du mid-ouest américain et du sévère rationnement de l'eau. Celle-ci était réservée à ce qu'il restait d'agriculture, dans le vain espoir de préserver l'une des régions les plus fertiles des États-Unis, et d'endiguer la désertification qui avait déjà touché une bonne partie des grandes plaines à l'ouest.

L'université de l'Illinois à Urbana-Champaign était l'une des sept universités du continent à être encore assez riche ou chanceuse pour, grâce à un large portefeuille de brevets et de droits d'auteur, négocier des accords de licences croisées avec plusieurs corporations afin d'effectuer des recherche d'une ampleur significative. Oh, personne ne pouvait plus prétendre faire de la recherche librement, certainement plus comme dans les années fastes du vingtième siècle. La majorité des domaines de recherche avaient été bloqués par la législation restrictive sur la propriété intellectuelle de la fin du siècle précédent, et par l'irresponsabilité des bureau des brevets, qui continuaient encore à accorder des brevets sans aucune considération pour les standards, l'absence d'innovation, ou la très grande largeur de spectre de la plupart des dépôts. Les conséquences auraient du être évidentes pour les politiciens d'alors : une idée quelle qu'elle soit, qu'elle puisse ou non être implémentée avec les techiques de l'époque, se retrouverait irrémédiablement couverte par des montagnes de brevets irrecevables, et que personne ne pourrait jamais contester.

Suite à cela, presque tous les travaux de recherche étaient maintenant effectués par des alliances et consortiums de grosse entreprises, seuls à même de rassembler les fonds nécessaires, et bien sûr de mettre en place les accords d'échange de licences, pour permettre d'explorer les domaines jugés intéressants par quelque conseil d'administration. Que sept universités américaines aient pu rester influentes, et continuent de jouer un rôle, même minime, dans le monde scientifique, était un succès politique d'une rare ampleur.

Bien que le rôle de l'université dans la recherche fût précaire, sa position au sein des institutions académiques était très bien défendue. Les nantis avaient besoin d'un endroit où envoyer leurs enfants, afin qu'ils puissent à leur tour rejoindre l'élite et prétendre aux salaires élevés si difficiles d'accès au reste de la population. Parmi ces lieux d'étude, les «Big 7» offraient des formations techniques, alors que la plupart des autres se concentraient sur le business, les sciences politiques, les écoles militaires et de police ou le show-business. Là, les enfants de cadres supérieurs et autres privilégiés se devaient de recevoir ce qui ressemblerait à une formation bien ficelée ; mais la richesse et la diversité des enseignements avaient fondu aussi rapidement que le budget des universités. La plupart des étudiants suivaient des cours qui satisfaisaient les ambitions de leurs parents, et faisaient aller. Certains trouvaient parfois un domaine qui les intéressait personnellement. Les plus chanceux d'entre eux arrivaient même à décrocher une thèse, et en quelques rares occasions, à effectuer un symbolique travail de recherche dans le domaine, pour peu que leur université possède les licences des brevets nécessaires.

L'un de ces privilégiés s'appelait Kyle Tate. Son nom et son adresse luisaient sur l'écran de contrôle de de l'une des trois voitures de police qui fonçaient sur le quartier résidentiel. La route était calme, bordée de mélèzes. Les trois véhicules d'intervention s'arrêtèrent brusquement devant un petit immeuble modeste. Deux officiers descendirent de chaque voiture, alors qu'une figure féminine vigoureuse apparût à la porte d'une camionnette banalisée, sa peau d'ébène et ses cheveux noirs et lisses soulignés par un tailleur sobre.

«Agent Sinclair, il est dans le troisième appartement, au deuxième étage. Les autres officiers garderont la porte de derrière, vous et moi entrerons par devant.»

La jeune femme interpellée hocha mécaniquement la tête, balayant du regard les extracteurs bruyants des climatiseurs installés tout autour du bâtiment. Elle fit une moue dégoûtée en direction de l'arroseur rotatif dont le jet débordait sur une portion du trottoir au bord du gazon. Un tel gaspillage était criminel, dans une région dont l'agriculture avait besoin de toute l'eau disponible pour tenter de perdurer. Mais il n'était pas rare dans les communautés comme celle-ci que les propriétaires ne dilapident cette eau pour arroser leurs gazons, en totale violation des lois locales et fédérales. Les maires et les conseillers tenaient tous à avoir des villes verdoyantes, et préféraient fermer un oeil sur ces gaspillages, en oubliant au passage les conséquences de la sécheresse sur les plantations qui les nourrissaient. Ces raisonnements à court terme de provinciaux la mettaient hors d'elle. De quelle importance serait la beauté de leurs villes, si la population affamée descendait dans les rues, piétiner ces gazons bien verts en demandant à manger ?

Ils évitèrent en passant l'arroseur, et grimpèrent rapidement les escaliers. Le troisième appartement était sur la gauche. Les rideaux étaient tirés, et la porte fermée. Seul les aboiements lointains d'un chien rompaient la monotonie du grincement incessant des climatiseurs.

L'un des officiers se tint à l'angle du bâtiment, surveillant les abords et prêt à en alerter un autre, qui se tenait hors de vue, gardant l'entrée arrière. Un rapide signe échangé, une main levée, le compte à rebours s'effectua silencieusement.

La porte s'ouvrit en craquant au premier coup de pied. Les deux officiers suivis de l'agent Sinclair firent irruption dans la pénombre de l'appartement, arme au poing. La recherche fut brève et méthodique. Quand ils ouvrirent finalement la porte de la seconde chambre, ils ne s'attendaient plus à trouver qui que ce soit. La vue de Kyle Tate en fut d'autant plus choquante, quand ils le trouvèrent inconscient dans son lit souillé, avec une intraveineuse desséchée pendant à son bras. La plus grosse partie de son cuir chevelu était recouvert d'une sorte de réseau de cables, lui-même branché dans un appareil d'apparence quelconque, ressemblant à un cube de peut-être dix centimètres de côté.

«Oh Seigneur !» Le visage du premier officier qui était rentré dans la pièce se décomposa brutalement. Son partenaire visa le visage livide, et saisit immédiatement sa radio, appelant les deux autres officiers et demandant l'envoi d'un véhicule de support médical. Le premier officier prit le pouls du jeune homme, et confirma d'un hochement de tête qu'il était encore vivant.

«Tout juste. Seigneur Dieu, je n'ai jamais vu une dépendance électronique aussi grave. Je pensais que ce genre de problèmes restait cantonné aux grandes villes...

- Les problèmes de grandes villes finissent toujours par devenir des problèmes de petites villes. Celui-ci a juste transité un peu plus vite que les autres. L'officier fronça le nez de dégoût. Quelle horreur, j'ai vu des homicides moins écoeurants que ça.

Katy Sinclair ne perdit pas son temps.

- Il y a un n\oeud FreeNet illégal sur le site. Trouvez-le et débranchez-le. Ne l'abîmez pas, si jamais le gosse ne se réveillait pas on en aurait besoin comme preuve. En attendant, nos laboratoires devront s'occuper de décrypter son disque, et de documenter les violations de copyright.»

Alors qu'elle examinait le réseau de petits câbles qui parcouraient le crâne du jeune homme inconscient, l'un des autres officiers entra avec une tablette électronique grosse comme la paume de la main. «On a trouvé le n\oeud FreeNet. Il le faisait fonctionner sur un datapad, connecté à Internet par liaison infrarouge. Il exécute un système d'exploitation non-standard - je n'ai jamais vu une interface pareille.»

Sinclair hocha la tête. «Excellent.» Elle suivit le câble qui émergeait de la chevelure du jeune homme, confirmant qu'il était connecté à cet étrange objet cubique, puis identifia un autre câble qui sortait de l'appareil et le suivit jusqu'au mur.

«Bon sang !» Elle saisit son téléphone portable, et tapa précipitamment un numéro. Un instant plus tard, une voix lui répondait.

«On en a trouvé un autre. Cette fois, il était en service. L'utilisateur est sur son lit, inconscient, et l'appareil est branché directement sur sa tête. Et il utilise une connexion Internet. Quel que soit l'usage de cette chose, on dirait qu'elle a besoin d'être connectée pour fonctionner. Peut-être une sorte de serveur FreeNet de nouvelle génération ?»

Elle fit une pause, en écoutant la réponse de son interlocuteur. «Bien monsieur. J'y veillerai. Je serai de retour par le train MagLev pour Chicago dans une heure. Elle raccrocha alors que les ambulanciers arrivaient dans la pièce, poussant une civière dans la petite pièce encombrée.

L'un des officiers fit un signe aux infirmiers qui approchaient la civière du lit.

- On dirait qu'on a eu notre premier cas de dépendance électronique.

Le plus jeune des infirmiers acquiesça en palpant rapidement le jeune homme inconscient.

- Je me demandais combien de temps ça mettrait avant qu'on voie ça arriver jusqu'ici. Je ne pensais pas que ça irait aussi vite. Il est vraiment K.O., et depuis un moment si l'on en juge par ses cicatrices. On va commencer par lui enlever ça de la tête. Ils retirèrent le réseau de sa tête, et le mirent de côté. À trois. Un, deux trois. Ils le soulevèrent du lit sur la civière, et l'éloignèrent rapidement.

Sinclair fit un autre appel téléphonique, puis glissa le connecteur crânien et le petit cube dans un sachet à preuves, qu'elle fourra dans sa sacoche.

- Messieurs, il me faudra une copie du dossier d'enquête, les comptes-rendus, les preuves, les photos, tout ce que vous avez. Envoyez-le moi à Chicago par courrier électronique dès que possible. Pensez à le crypter avec la clé que je vous ai fournie tout-à-l'heure. Elle fit une pause, balayant la pièce du regard une dernière fois. Merci de votre aide pour arrêter ce n\oeud FreeNet. Nous avons pu frapper fort pour défendre notre économie affaiblie contre ces bandits de la propriété intellectuelle. Le FBI est reconnaissant de votre aide, et je rendrai compte personnellement de votre excellent travail à vos superviseurs. J'aimerais que toutes les interventions se passent aussi bien.» Elle avait parfaitement anticipé leur réaction. Un petit jeu de relations publiques pas cher qui pourrait toujours lui resservir si jamais elle remettait les pieds dans cette satanée ville. Au vu de la tournure que prenaient les évènements, la perspective de ce retour ne lui semblait pas aussi improbable qu'elle ne l'aurait souhaité.

Elle hocha à nouveau. «Si vous voulez bien m'excuser, messieurs, je suis appelée à Chicago. Ce fut un plaisir de travailler avec vous.»


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Thomas Tempe 2003-10-26