Vos concepts légaux relatifs à la propriété,
à l'expression, à l'identité, au mouvement et au
contexte ne nous concernent pas. Ils sont fondés sur la matière.
Ici, il n'y a pas de matière.
John Perry Barlow, Déclaration d'indépendance du Cyberespace
«SEULE L'ETROITESSE D'ESPRIT
bourgeoise tient les formes capitalistes de la production pour ses formes
absolues; donc pour les formes naturelles, éternelles de la production.»
Il ne faudrait pas aujourd'hui faire preuve de cette même étroitesse
d'esprit dénoncée par Marx dans la «Théorie
de la plus-value» (Livre IV du Capital). S'il est insensé
de pronostiquer, à plus ou moins longue échéance,
la disparition de la production matérielle, force est pourtant
de constater le développement, à une échelle inédite,
d'un nouveau «continent de la pratique humaine. Cette pratique
s'inscrit tout entière dans une économie fondée
sur la production, la distribution et l'utilisation de biens immatériels
et de services.
À l'époque de Marx, «tous les phénomènes
de la production capitaliste dans ce domaine sont si insignifiants comparés
à l'ensemble de la production, qu'on peut les laisser totalement
de côté». Cependant, dans les Fragments sur la
machine (1), Marx reconnaît
le rôle indirect joué par le savoir abstrait dans la productivité.
Il s'agit du savoir social abstrait transféré dans les
machines et objectivé dans le capital fixe. Il le qualifie de
general intellect, que Maximilien Rubel traduit par «puissance
matérialisée du savoir».
Cette omission n'est aujourd'hui manifestement plus de mise: l'immatériel,
négligé jusqu'à présent, tend par son extension
quantitative et qualitative à réinterroger l'ensemble
des catégories de l'économie capitaliste et en particulier
les notions de productivité et de propriété.
I. UN CAPITALISME INFORMATIONNEL
1. L'immatériel et l'improductif productif.
Le verdict plus ou moins explicite d'improductivité
du travail non matériel a toujours conduit les marxistes à
mettre de côté la question des travailleurs intellectuels.
Les «artistes exécutants, orateurs, acteurs, enseignants,
médecins et prêtres», ne participent pas explicitement
des rapports capitalistes de production. L'épreuve de la réalité
contraint aujourd'hui à rectifier cette sentence d'improductivité
dans l'«orthodoxie» marxiste. Les travailleurs intellectuels
sont alors dits «indirectement productifs en ce sens qu'ils
participent à créer les conditions de la productivité.
Ainsi, les enseignants et les chercheurs sont-ils appréhendés
comme éléments indispensables à l'augmentation
de la productivité du travail et du capital. Manuels Castells
affirme, par exemple, que «la création, le traitement et
la transmission d'information deviennent les sources premières
de productivité et du pouvoir, en raison des nouvelles conditions
technologiques apparaissant dans cette période historique-ci
(2).
Ne convient-il pas aujourd'hui de dépasser ce clivage entre
productif et improductif en revenant à la définition première
de la productivité, source de richesse et, par là, d'émancipation
du salariat ? Un des travers fondamentaux consisterait à ne penser
la productivité et la marchandise qu'en termes matériels.
Est productif pour Marx, tout acte de production créateur de
plus-value, c'est-à-dire qui a «pour résultat des
marchandises, des valeurs d'usages qui possèdent une forme autonome,
distincte des producteurs et des consommateurs et [qui] peuvent donc
subsister dans l'intervalle entre production et consommation et circuler
dans cet intervalle comme marchandises susceptibles d'être vendues.
C'est d'ailleurs à ce titre qu'il considère d'un certain
point de vue les artistes-créateurs, écrivains, etc.,
comme des travailleurs productifs.
Cette ambiguïté étant levée,
peut-on encore considérer les «créateurs d'immatériel
seulement comme indirectement productifs, sinon comme improductifs?
À l'évidence non: si un signe n'est pas matériel,
il n'en devient pas moins une marchandise dès lors qu'il peut
s'objectiver, circuler, s'échanger et être vendu. Un créateur
de logiciel par exemple, ne s'objective-t-il pas dans une «¦uvre
qui le dépasse? Son travail n'est-il pas, en tant que travail
salarié, producteur de plus-value ? (De la même manière,
le phénomène de «marchandisation des services auquel
on assiste aujourd'hui, contribue à faire de l'activité
de service, un travail productif.) Il est donc possible d'avancer que
le travail immatériel est non seulement source de productivité
mais aussi productif en lui-même. En s'émancipant de la
sphère matérielle, le travail immatériel tend donc
à devenir productif. Il ne peut pas s'inscrire dans ce qui est
aujourd'hui considéré par certains comme une véritable
régression de civilisation : la désobjectivation du rapport
salarial induisant un retour au travail servile.
Ces remarques, si elles permettent de faire entrer
une partie du travail non matériel dans la définition
de la productivité, ne dénaturent pas radicalement le
paradigme marxien de la productivité. Paolo Virno, dans son texte
«Virtuosité et révolution, théorie politique
de l'exode (3)» va beaucoup plus
loin: «L'activité-sans-¦uvre, de cas particulier et problématique
qu'elle était, devient, dans l'organisation productive postfordiste,
le modèle du travail salarié en général.
Cette formulation peut sembler surprenante: il est en effet convenu
d'admettre qu'en s'objectivant dans la marchandise, l'acte de production
permet aux forces productives de s'émanciper de toutes les formes,
en particulier féodales, de dépendance personnelle. (Le
travailleur ne se vend pas lui-même, il vend une partie de son
temps de travail qui s'objective dans la marchandise, etc.) Dans quoi
peut alors s'objectiver l'activité sans-¦uvre? Elle s'objective
chez Virno non dans la marchandise en tant que telle, mais dans ce qu'il
appelle, dans Opportunisme, cynisme et peur (4),
«une abstraction réelle, un espace public de coopération,
une intellectualité de masse dépositaire des savoirs non
divisibles de l'ensemble des sujets vivants. Dans cet espace, politique
au sens fort, «la présence de l'autre est à la fois
instrument et objet du travail. L'activité-sans-¦uvre, qui repose
sur le general intellect, entendu comme aptitudes générales
de l'esprit (faculté de langage, disposition à l'apprentissage,
capacité d'abstraction et de mise en relation, accès à
l'auto-réflexion), devient une «action-de-concert. Condition
de la productivité du travail, cet espace public de coopération
nous est relativement familier dans la production matérielle
avec le toyotisme, les cercles de qualité et toutes les formes
d'implication subjective des salariés. Il prend une dimension
nouvelle, en elle-même productive, dans la production non matérielle.
2. Les contradictions de la propriété
Ce nouveau continent de la production se caractérise,
pour certains spécialistes, par un rapport élevé
entre coûts fixes d'investissement,- essentiellement en capital
humain - et coûts marginaux de production et de distribution,
dans lequel matières premières et marchandises ne sont
ni matière, ni substance, ni même énergie, mais
symboles, codes, signes linguistiques ou mathématiques, sinon
compétences ou dispositions.
En classant délibérément le travail,
non plus seulement du côté des forces productives, mais
aussi du côté des coûts d'investissement, c'est-à-dire
du capital fixe, ces économistes en pointent une des spécificités:
l'émergence d'un secteur économique lié à
l'immatériel tend à «dématérialiser
les moyens de production. Sans aller jusque-là, tracer une frontière
statique entre forces productives et moyens de production devient un
exercice singulièrement périlleux. Une des questions fondamentales
que pose cette économie de l'immatériel naissante est
en effet celle de la nature des moyens de production. S'agit-il d'instruments
et d'infrastructures matérielles comme les supports informatiques,
multimédias ou réseaux qui sont aujourd'hui à la
portée du plus grand nombre? Ou s'agit-il de cet ensemble de
signes, de dispositions et de compétences, produits du travail
et de la formation? Le general intellect n'est plus alors seulement
une puissance matérialisée dans les systèmes automatisés,
et donc dans le capital fixe, mais en quelque sorte une puissance
capitalisée par les forces productives. «Dans les processus
de travail contemporains, affirme Paolo Virno, il y a des constellations
conceptuelles entières qui fonctionnent par elles-mêmes
comme des 'machines' productives, sans devoir adopter un corps mécanique
ni même une petite âme électronique».
Ce processus de «dématérialisation des moyens de
production tend à bouleverser la logique traditionnelle du rapport
salarial : de force de travail abstraite et interchangeable qu'il était,
le salarié devient codétenteur, sinon copropriétaire
de cet ensemble d'outils.
En licenciant par exemple un de ses développeurs, une entreprise
de création de logiciels, ne se dessaisit-elle que d'une force
de travail abstraite et interchangeable? Elle perd avant tout les outils,
la mémoire méthodologique et organisationnelle et surtout
le rapport affectif indissociable entre le producteur et le produit
ayant conduit à produire le premier exemplaire du signe. Cette
perte peut poser de nombreux problèmes lorsqu'il s'agira d'assurer
la maintenance, la sécurisation et l'évolution du produit.
Ce brouillage entre forces et moyens de production
est un élément de déstabilisation de l'ensemble
des rapports de production. Qui détient la propriété
des moyens de production? Qui détient donc cette composante essentielle
du capital productif dans le processus de production? Les rapports de
production dans l'économie informationnelle se caractérisent-ils,
dès lors, comme dans le capitalisme industriel, par l'échange
d'un temps de travail abstrait et interchangeable contre un salaire?
Ne s'agit-il pas plutôt d'un échange d'un capital symbolique,
d'une puissance capitalisée - s'exprimant à travers un
temps de travail difficilement mesurable - contre la possibilité
de mise en mouvement de ce capital spécifique et de ce travail
vivant? Ce partage, sinon cette perte, de la propriété
d'une partie du «capital productif - les instruments de production
-, est coextensive à une déstabilisation de la propriété
de la marchandise elle-même. Dans les activités liées
aux secteurs immatériels de l'économie, le salarié,
même s'il s'objective dans le produit de son travail, ne peut
pas en être totalement spolié. Un bien immatériel,
étant par essence inappropriable, il ne renonce pas, en échange
de son salaire, à la marchandise. Cette marchandise immatérielle
est en effet d'une nature particulière. Sa valeur n'est pas fondée
sur la rareté, sur la difficulté à se procurer
les matières premières et les moyens utiles pour la produire.
Sa consommation, loin d'être une pure destruction, s'inscrit dans
une problématique de sa pérennisation, de sa circulation,
de son actualité et sa critique et de son expansion. Pour Pierre
Lévy, «l'économie [entendons l'économie classique]
repose largement sur le postulat de la rareté des biens. La rareté
elle-même se fonde sur le caractère destructeur de la consommation
ainsi que sur la nature exclusive ou privative de la cession et de l'acquisition.
Or si je vous transmets une information je ne la perds pas et si je
l'utilise je ne la détruis pas. Puisque l'information et la connaissance
sont à la source des autres formes de richesse et qu'elles comptent
parmi les biens économiques majeurs de notre époque, nous
pouvons envisager l'émergence d'une économie de l'abondance,
dont les concepts, et surtout les pratiques, seraient en rupture profonde
avec le fonctionnement de l'économie classique. En fait, nous
vivons déjà plus ou moins sous ce régime, mais
nous continuons de nous servir des instruments désormais inadéquats
de l'économie de rareté (5).
Ce brouillage du rapport capital/travail sur ces deux
aspects de la question de la propriété incite le capital
à opérer un rééquilibrage qui s'inscrit
tout entier dans l'expression juridique des rapports de propriété.
Avec la déstabilisation de la condition salariale comme projet
de société et l'exode d'une partie du capital vers la
spéculation financière (6),
le renforcement, sinon le verrouillage, de la propriété
intellectuelle sur la marchandise est en effet une des principales composantes
de la stratégie du capital.
Ce renforcement de la propriété intellectuelle,
expression juridique des rapports de propriété du capitalisme
informationnel, fait aujourd'hui l'objet d'un rapport de force considérable
à l'échelle planétaire dans lequel chacun tente
d'avancer centimètre par centimètre, «mégaoctet
par mégaoctet dirait Bruce Sterling. Pour Philippe Quéau,
«la plus récente bataille s'est tenue à Genève,
en décembre 1996, lors de la Conférence diplomatique sur
certaines questions de droits d'auteurs et de droits voisins, mise sur
pied par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle
(OMPI (7)). Elle portait sur une révision
de la convention de Berne de 1886 (8)
sur le droit d'auteur, dont la dernière modification remonte
à 1979 (9). Cette conférence
visait, sous l'impulsion de lobbies déterminés, à
réduire le domaine public, à renforcer son appropriation
par le privé et à briser l'équilibre entre les
détenteurs de droits de propriété intellectuelle
et les usagers (10). Dans cet article
particulièrement intéressant, Philippe Quéau rappelle
que la propriété intellectuelle a été inventée
pour préserver l'intérêt de l'humanité, pour
que l'¦uvre survive à son créateur. Jusqu'à présent,
la Convention de Berne ne protégeait que les formes d'expressions
matérielles, les supports des idées, l'idée elle-même
restant un bien commun, inappropriable (11).
En brouillant le rapport idée/expression matérielle, comme
c'est le cas dans l'interdiction d'accès aux couches de programmation
des logiciels (les codes-sources) par exemple, la révision de
la Convention de Berne constitue une tentative visant à permettre
de s'approprier l'inappropriable : c'est-à-dire l'idée
elle-même. Philippe Quéau affirme que cette démarche
serait équivalente à la pure et simple privatisation du
théorème de Pythagore, du chromosome 33, ou du carbone
14.
II. SUBVERSION DU CAPITALISME INFORMATIONNEL ?
Le brouillage de la frontière entre force de
travail abstraite et immédiate d'un côté et moyens
de production de l'autre, frontière qui informait le rapport
capital/travail, conduit souvent, dans l'économie de l'immatériel,
à «des phénomènes de concentration monopolistique,
qui entravent le bon fonctionnement des mécanismes du développement
économique et technologique, et conduisent à une gestion
purement financière des ressources scientifiques, technologiques
ou culturelles, avec nombre d'effets néfastes (12).
Mais il peut aussi engendrer des formes de déstabilisation de
ce rapport. L'exemple de Linux et plus généralement des
logiciels libres est particulièrement significatif.
1. Linux et le logiciel libre
La société Microsoft apparaissait, il
y a encore quelques mois comme le leader incontesté de la micro-informatique
mondiale (13). Elle détenait
non seulement une position hégémonique dans le domaine
des systèmes d'exploitation et des contenus (Windows et les logiciels
Microsoft) mais obligeait les fabricants de composants électroniques
à ne reconnaître que les produits Microsoft (pilotes).
Ce leadership est aujourd'hui très sérieusement concurrencé
par un produit d'une nature très particulière: le système
d'exploitation Linux.
Jusqu'à présent ignoré sinon méprisé
par l'ensemble des professionnels de l'informatique, Linux apparaît
comme un des systèmes les plus fiables et stables du marché
(14). La Nasa par exemple a décidé
de l'utiliser pour conduire des expériences dans les navettes
spatiales (15). Certaines études
estiment même qu'aujourd'hui 29% des serveurs Web mondiaux utilisent
Linux contre 23% pour Windows 95/98/NT.
Avec la décision du fabriquant de microprocesseur Intel d'avoir
recours à Linux et celle de l'entreprise Netscape de fournir
ses codes-sources, ce sont les fondements même de la véritable
«cathédrale Bill Gates qui sont ébranlés.
Avec lui, l'ensemble des pratiques de concentration monopolistiques,
entravant le progrès technique, est mis en péril.
Écrit en 1991 par un jeune finlandais, Linus
Torvalds, Linux est un «logiciel libre. C'est-à-dire : «Un
logiciel qui est fourni avec sa source et dont l'utilisation, la diffusion,
la modification et la diffusion des versions modifiées sont autorisées.
Le logiciel libre s'inscrit dans le projet GNU, premier projet de grande
envergure initié par la Free Software Foundation, pour
mettre à disposition du public un système d'exploitation
complet avec l'ensemble de ses outils logiciels.
Le régime juridique de ce système d'exploitation
s'inscrit dans une licence publique générale (General
Public Licence ou GPL (16)),
dans laquelle l'auteur permet toute utilisation, modification et diffusion
de son travail (ainsi que des versions dérivées) à
condition que le diffuseur accorde la même licence aux destinataires
(et donc, ne restreigne pas leurs droits). Si le logiciel libre est
souvent gratuit, il ne l'est pas obligatoirement. La philosophie du
GNU stipule très explicitement que la rétribution de la
distribution de logiciels libres est une «activité totalement
légale et honorable (17).
Tout porte à penser que cette rétribution s'inscrit moins
dans une logique de profit que dans une logique de remboursement des
frais occasionnés par la création et la distribution (temps
de travail inclus).
Contrairement à d'autres systèmes qui
ne sont diffusés que dans leur version directement exploitable,
interdisant tout accès au programme et donc toute possibilité
de modification, d'adaptation ou de correction, Linux, ses dérivés,
ainsi que l'ensemble des logiciels libres sous licence GNU (18),
GPL, sont obligatoirement diffusés dans leur version source.
Ce choix de diffuser un système d'exploitation avec sa source
et sa documentation a permis la constitution d'une communauté
de millions d'utilisateurs, de développeurs et de contributeurs,
tous bénévoles et particulièrement actifs dans
les forums et les listes de diffusion sur Internet, chacun participant,
à sa mesure, à son évolution.
2. Subversion des formes émergentes de propriété?
Dans la Préface à la Contribution
à la critique de l'économie politique, Karl Marx disait
: «À une certaine étape de leur développement
les forces productives matérielles entrent en conflit avec les
rapports de production existants... De forme de développement
des forces productives qu'ils étaient jusqu'alors, ces rapports
de propriété se transforment en obstacles.
Le développement du logiciel libre n'est-il pas une des illustrations
caractéristiques de ce moment où les rapports de propriété,
de forme de développement des forces productives qu'ils étaient
jusqu'alors, se transforment en obstacle?
Dans l'économie de l'immatériel, les logiques financières
étroites dans lesquelles s'inscrivent les phénomènes
de concentration monopolistiques de l'information constituent autant
d'entraves non seulement au progrès technologique, culturel et
sociétal, mais aussi à l'efficacité économique
elle-même.
Ainsi, de plus en plus nombreux sont ceux qui aujourd'hui
dénoncent les aspects profondément contre-productifs de
cette évolution des rapports de propriété. Roberto
di Cosmo, enseignant à l'École Normale Supérieure,
s'attaque au quasi-monopole détenu par Microsoft sur des pans
entiers des technologies de l'information (19).
Cette entreprise, en refusant de livrer ses codes-sources, en imposant
ses standards aux éditeurs de logiciels d'application, ses pilotes
aux fabricants de composants, considère le logiciel comme une
marchandise au sens traditionnel du terme. Cette marchandise, propriété
exclusive de Microsoft, débarrassée de toute trace permettant
d'en comprendre le fonctionnement, ne peut pas être accessible
à un tiers. Pour donner une analogie «matérielle
de portée forcément limitée, Microsoft se comporte
un peu comme un fabriquant de voitures qui, ayant acquis une position
de monopole, interdirait à l'utilisateur d'ouvrir le capot de
sa voiture et d'avoir accès au moteur. Enfermé dans le
carcan de la propriété intellectuelle, le signe est alors
considéré comme un produit fini qui, par définition,
ne peut pas évoluer sans l'autorisation du propriétaire:
il peut seulement être consommé.
Cette position hégémonique, privilégiant
les logiques financières de rentabilité sur celles de
qualité, conduit à une série d'effets pervers particulièrement
nocifs. Ainsi, les systèmes d'exploitation et les logiciels développés
par Microsoft sont-ils des produits de qualité médiocre
qui se caractérisent notoirement par leur manque de fiabilité,
par leur volume et leur prix excessif. Dans son texte Ressources
libres et indépendance technologique dans les secteurs de l'information,
Bernard Lang de l'Association francophone des utilisateurs de Linux
et des logiciels libres (AFUL), décrit les principaux effets
de cette situation : «Une fois la concurrence disparue, le seul
producteur restant n'a plus aucun intérêt à investir
pour améliorer ses produits. Au mieux, le contrôle d'une
technologie par une seule société implique que seul un
petit nombre de professionnels sera impliqué dans l'amélioration
de cette technologie. La recherche universitaire et l'enseignement sont
entravés, ou contrôlés, par la rétention
de l'information. Enfin, la moindre diversité écologique
des développements, due à l'unicité de leur source,
limite considérablement les possibilités de progrès
par évolution concurrentielle, et augmente la vulnérabilité
du tissu technologique aux agressions. Du point de vue de l'utilisabilité
industrielle, les inconvénients sont nombreux. L'unicité
du fournisseur monopolistique crée une situation de dépendance
pour les prix et les services. Il en va de même pour la stratégie
à long terme de l'entreprise qui peut dépendre des décisions
de son unique fournisseur. Techniquement, la non-disponibilité
des codes sources (ou leur prix excessif) limite sévèrement
ou interdit aux sociétés clientes toute utilisation et
tout service personnalisé, que cela concerne la maintenance,
la sécurisation, le portage sur de nouvelles plate-formes ou
l'adaptation à des besoins spécifiques. En fait, la société
cliente contrôle mal la qualité et la pérennité
de son investissement, voire de ses structures informationnelles (20).
Une des principales caractéristiques de cette dénonciation
du régime de la propriété appliquée à
l'économie de l'immatériel est qu'elle prend à
rebours les formes traditionnelles de contestation des rapports de propriété.
Elle se situe en effet moins sur le terrain des politiques néo-keynésiennes
de justice sociale, prônant une intervention étatique visant
à faire partager les produits de la croissance qu'elle ne se
situe sur le terrain même de la concurrence, de l'initiative individuelle
et de l'efficacité économique.
En révolutionnant, au sens propre, la législation de
la propriété intellectuelle, en transformant le consommateur
en co-acteur du progrès technologique et de la diffusion de l'information,
le logiciel libre inaugure une nouvelle forme de rapports de propriété.
Le droit, s'il continue à protéger l'auteur qui peut vendre
son produit et même en tirer un profit substantiel, protège
aussi l'ensemble du public. Ce phénomène contribue à
rééquilibrer le rapport propriétaire/producteur
/consommateur. Dans ces conditions, les biens immatériels, produit
du travail et propriété commune, ne peuvent plus être
considérés comme des marchandises à part entière,
qui peuvent être confisquées, accumulées et capitalisées
au profit exclusif d'un petit nombre. Ce sont des «marchandises
vivantes s'inscrivant, à l'échelle d'emblée planétaire,
dans le régime de la propriété sociale et du bien
commun de l'humanité. Elles expriment, à ce titre, une
puissance productive largement supérieure à l'innovation,
la plupart du temps, «bridée des laboratoires d'entreprises,
sinon d'État.
Ces formes originales de subversion de l'expression juridique de la
propriété intellectuelle, née de l'avènement
d'un capitalisme informationnel, constituent d'abord un des vecteur
de déstabilisation des règles et des valeurs du capitalisme
fordien. Mais elles visent surtout à promouvoir, dans un rapport
de force particulièrement virulent, un ensemble d'alternatives
concrètes aux nouvelles formes de dominations qui émanent
de cette nouvelle économie. La question que pose les logiciels
libres est certainement moins de savoir s'il est dans l'essence de l'information
de circuler que de contester certaines formes réductrices de
marchandisation de l'information. En contribuant à accentuer
les déséquilibres des rapports de propriété,
le phénomène «Linux contient peut-être les
prémices d'un projet de transformation sociale inédit.
3. Le bazar comme mode de production
Dans un des articles fondateurs de la «pensée
Linux intitulé «La Cathédrale et le Bazar (21),
Eric S. Raymond relate le cheminement qui l'a conduit, en tant qu'informaticien,
a s'intéresser à Linux et au logiciel libre jusqu'à
en devenir un des ses principaux promoteurs. Par delà son caractère
technique, ce texte met en regard deux formes de production de deux
systèmes d'exploitation informatiques dont les codes-sources
sont ouverts : Unix et Linux : «À l'opposé de la
construction de cathédrales silencieuses et pleine de vénération,
la communauté Linux paraissait plutôt ressembler à
un bazar, grouillant de rituels et d'approches différentes, à
partir duquel un système stable et cohérent ne pourrait
apparemment émerger que par une succession de miracles. Au-delà
de ce qui pourrait être considéré comme anecdotique
par des non-initiés, ce texte constitue, à l'instar des
travaux les plus cliniques de Ford, une tentative de description et
de formalisation d'un mode de production inédit.
Eric S. Raymond oppose radicalement deux modes de développements
de logiciels dont le code source est public: le "style cathédrale"
et le "style bazar".
Le "style cathédrale" s'inscrit
dans la logique traditionnelle de la division technique du travail,
de sa planification et de son organisation rationnelle, qui privilégie
l'approche centralisée et hiérarchisée. Dans cette
conception, les logiciels doivent «être conçus comme
des cathédrales, soigneusement élaborées par des
sorciers isolés ou des petits groupes de mages travaillant à
l'écart du monde. La production est ici sérielle : l'ingénieur
élabore, le développeur développe et le consommateur
consomme. Le cycle de développement traditionnel d'un logiciel
part d'un prototype, qui abouti à une version Alpha. Le
travail des informaticiens consiste alors à supprimer le maximum
d'erreurs de cette version pour arriver à une version Béta
qui sera testée par des personnes proches de l'entreprise. Le
produit débogué deviendra la version Gold, version
stable et commercialisable. Cette forme de développement est
économiquement particulièrement longue et coûteuse
: «Dans la programmation, les bugs et les problèmes de développement
représentent des phénomènes difficiles, ennuyeux,
insidieux et profonds. Il faut à une poignée de passionnés
des mois d'observation minutieuse avant de bien vouloir se laisser convaincre
que tous les bogues ont été éliminés. D'où
les longs intervalles séparant les mises à jours (22).
Avec le "style bazar", la communauté
Linux ne propose rien de moins que de «paralléliser ce cycle
de production à partir de ce que Raymond appelle la Loi de
Linus : «Étant donné un ensemble de béta-testeurs
et de co-développeurs suffisamment grand, chaque problème
sera rapidement isolé, et sa solution semblera évidente
à quelqu'un. L'idée est donc de distribuer rapidement
une version ouverte du logiciel et d'impliquer un nombre important d'utilisateurs
dans le travail d'amélioration du produit.
La parallélisation, désarticulant les
temporalités et les espaces de production, est l'occasion de
revenir sur le concept d'espace public de coopération
dans lequel «la présence de l'autre est à la fois
instrument et objet du travail, selon l'expression de Paolo Virno. L'ensemble
de ce texte explique en effet qu'un des éléments essentiel
du cycle de production ainsi conçu, moins que l'idée en
elle même, est cette «présence de l'autre. Cette présence,
dépouillée de toute forme de dépendance et de hiérarchie,
n'est plus une abstraction consubstantielle à la marchandise
mais la condition même de l'acte de production. Peut-on encore,
dans ces conditions, parler de marchandise ou de produit ? En tant que
finalité objective, c'est-à-dire comme valeurs d'usage
possédant une forme distincte des producteurs et pouvant circuler
dans l'intervalle entre production et consommation, la version définitive
de Linux ou d'un quelconque autre logiciel n'existe pas, ne peux théoriquement
pas exister. La marchandise devient en quelque sorte une abstraction
métaphysique. L'acte de production s'objective non pas dans le
produit du travail, ni valeur d'échange, ni valeur d'usage, mais
bien dans cet espace public de coopération posant la maîtrise
collective comme finalité de l'activité.
4. Vers un dépassement des rapports sociaux
de production?
Nombreux sont ceux qui, à l'instar de Paul Virilio
ou de Jean Baudrillard, se réclamant de l'école postmoderne,
adoptent une posture millénariste mi-esthétisante, mi-politique
(23), pour annoncer l'avènement
d'une société dans laquelle la subjectivité se
dissoudrait dans l'individualisme. L'entrée dans l'ère
de l'information serait annonciatrice de cataclysmes insoupçonnés.
Les arguments développés par les postmodernes procèdent
d'une vision, pour le moins réductrice, de la notion de révolution
informationnelle. Cette révolution est en effet perçue
comme une accélération incontrôlée des innovations
scientifiques et technologiques notamment dans le domaine de l'information
et des communications. Cette accélération s'articule à
une perte totale de repères et de sens de la société.
Les postmodernes se font alors spectateurs du déclin irréversible
des grands valeurs occidentales : la Raison, le Temps, l'Espace, la
Communication, l'Homme...
La communauté d'utilisateurs, de développeurs et de contributeurs
de Linux, qui compte aujourd'hui, selon certaines estimations, près
de 10 millions de personnes, avec un taux de croissance de 100% par
an, loin de dissoudre le lien social dans un individualisme aveugle
à l'altérité, n'inaugure-t-elle pas de nouvelles
formes de rapports sociaux ?
Cette communauté trouve vraisemblablement ses origines, selon
Bernard Lang, dans «l'habitude universitaire de mettre à
la disposition de toute la communauté les résultats théoriques
ou expérimentaux, habitude qui fut étendue aux logiciels
produits en milieu universitaire. Que ces mêmes résultats
soient utilisés au-delà de l'environnement universitaire,
en particulier dans l'industrie, n'est pas non plus un phénomène
récent. La nouveauté vint avec la conviction de certains
auteurs de logiciels que, même sans les structures habituellement
associées à la production industrielle et commerciale,
ils étaient capables de produire des logiciels de qualité
comparable et capables de rivaliser avec, voire de l'emporter sur leurs
concurrents professionnels.
Il convient de souligner le rôle fondamental joué par
le réseau Internet. Ce réseau d'interconnexion numérique
permet de coordonner, à l'échelle mondiale, les efforts
de ces milliers de développeurs bénévoles qui travaillent
à la création, à l'enrichissement et même
à la maintenance du système et de ses applications, à
la mise en concurrence des diverses solutions pour n'en retenir qu'une
version. Les utilisateurs eux-mêmes sont sollicités. Ils
font des remarques et des suggestions, signalent les bugs et aident
les nouveaux arrivants.
Dans ces conditions, les rapports sociaux, loin d'être des rapports
fondés sur la compétition prédatrice, s'inscrivent
dans une logique de coopération réticulaire.
L'efficacité économique est alors le produit d'une émulation,
d'une véritable mobilisation collective des intelligences, qui
déplace le centre de gravité des rapports sociaux et de
ses finalités.
Même s'il considère pour sa part que l'alternative
libre conduirait à spolier le producteur des richesses qu'il
a créées et qu'il serait plus judicieux de passer de la
valeur d'échange à la valeur d'usage en perfectionnant
la législation des droits d'auteur (24),
Pierre Lévy, par exemple, envisage de nouvelles formes de rapports
sociaux dans lesquels tout acte de production est virtuellement producteur
de richesse sociale à tel point que «n'importe quel acte
humain est un moment du processus de pensée et d'émotion
d'un mégapsychisme fractal et pourrait être valorisé,
voire rémunéré en tant que tel (25)».
Il suggère même dans un autre passage de «considérer
les opérations de l'économie du virtuel comme des événements
à l'intérieur d'une sorte de mégapsychisme social,
pour le sujet d'une intelligence collective à l'état naissant.
Dans un article intitulé «Quelques notes
à propos du general intellect (26)»,
Paolo Virno affirmait au début des années 80 : «Ce
qui saute aux yeux, désormais, c'est la complète réalisation
dans les faits de l'évolution tendancielle décrite
dans les célèbres pages des Grundrisse, sans pourtant
aucun renversement dans une perspective d'émancipation, ou seulement
de conflictualité. La contradiction in progress spécifique,
à laquelle Marx liait l'hypothèse d'une révolution
sociale radicale, est devenue composante stable du mode de production
existant.
Il convient au préalable de souligner que ce constat est aujourd'hui
encore d'une actualité brûlante.L'écart entre un
processus de production s'appuyant par la science et une unité
de mesure de la richesse s'appuyant sur le temps de travail incorporé
dans les produits, n'a pas conduit à «un effondrement de
la production fondée sur la valeur d'échange.
Le capitalisme informationnel a réussi en quelque
sorte à trouver les solutions lui permettant de digérer
cette forme d'autonomisation des forces productives par le savoir en
déstabilisant la condition salariale et en s'assurant une maîtrise
absolue sur la marchandise immatérielle.
Ce postulat étant acquis, certains indices montrent
qu'il est aujourd'hui possible de commencer à renouer les fils
de la conflictualité sociale sur le terrain même des rapports
de production. Linux et les logiciels libres portent en effet aujourd'hui
la contestation au c¦ur des rapports de productions capitalistes. Ils
démontrent dans une pratique concrète que les logiques
propres au mode de production du capitalisme informationnel sont profondément
inefficaces et donc improductives. Au-delà de cette critique
radicale, la communauté des utilisateurs de Linux construit,
en marge des rapports traditionnels de domination, un espace public
de coopération qui bouleverse fondamentalement les rapports sociaux
et la subjectivité elle-même. Elle n'est d'ailleurs pas
sans rappeler la Génération X, ces «nouvelles
élites du savoir» qui refusent, en particulier aux États-Unis,
de s'impliquer totalement dans le travail salarié, conçoivent
l'entreprise comme un simple prestataire qui fournit le service du salaire
et sont plus motivées par le souci de la valeur éthique
ou de l'utilité sociale que par l'éthique du travail (27).