DEPUIS LE TEMPS QUE JE TATONNE dans le cyberespace, 
          une immense énigme est restée sans solution, qui paraît 
          pourtant être à la racine de presque tous les désagréments 
          légaux, éthiques, gouvernementaux et sociaux que peut 
          présenter le monde virtuel. Je veux parler du problème 
          de la propriété numérisée.
        L'énigme est la suivante: si ce qui nous appartient peut être 
          reproduit à l'infini et instantanément diffusé 
          sur toute la planète sans le moindre coût (1), 
          sans que nous en soyons informés et, qui plus est, sans que cela 
          cesse d'être en notre possession, comment pouvons-nous le protéger? 
          Comment allons-nous être rémunérés pour les 
          oeuvres issues de notre esprit? Et, si nous ne pouvons l'être, 
          qu'est-ce qui assurera la poursuite de la création et de la diffusion 
          de ce type d'oeuvres?
        Comme nous n'avons pas de solution à ce défi véritablement 
          nouveau et comme nous sommes apparemment incapables de retarder la numérisation 
          galopante de tout ce qui n'est pas irrémédiablement physique, 
          nous levons l'ancre vers l'avenir à bord d'un bateau qui coule.
        Ce vaisseau - le corpus juridique sur le droit de reproduction et les 
          brevets - a été construit pour convoyer des formes et 
          des méthodes d'expression entièrement différentes 
          de la cargaison évanescente qu'on lui demande aujourd'hui de 
          transporter. Il fait eau de toutes parts, de l'intérieur comme 
          de l'extérieur.
        Les efforts législatifs pour maintenir le vieux navire à 
          flot prennent trois formes: une frénésie de réorganisation 
          des chaises-longues sur le pont; de sévères mises en garde 
          aux passagers (si le bateau coule, ils subiront de dures sanctions pénales); 
          une dénégation froidement sereine.
        Vouloir rapiécer, remettre à neuf ou élargir la 
          législation sur la propriété intellectuelle pour 
          qu'elle puisse contenir les gaz de l'expression numérisée 
          serait aussi absurde que d'aménager la législation sur 
          les droits de succession pour qu'elle puisse englober l'attribution 
          des fréquences d'émission. (C'est pourtant bien ce qu'on 
          essaye de faire actuellement.) Il va nous falloir élaborer un 
          ensemble de méthodes entièrement nouvelles pour faire 
          face à une situation qui est, elle aussi, entièrement 
          nouvelle.
        La plupart des gens qui créent réellement la propriété 
          en ce qui concerne les logiciels et leurs applications - les programmeurs, 
          les hackers et les internautes - savent déjà cela. Malheureusement, 
          ni les entreprises pour lesquelles ils travaillent, ni les juristes 
          que ces entreprises emploient n'ont une expérience suffisamment 
          directe des biens immatériels pour être à même 
          de comprendre pourquoi ils sont si problématiques. Ils agissent 
          comme si les vieilles lois pouvaient, d'une façon ou d'une autre, 
          s'avérer efficaces, que ce soit en les élargissant à 
          un point ridicule ou en en forçant le sens. Ils se trompent.
        L'origine de cette énigme est aussi simple que sa solution est 
          complexe. La technologie numérique détache l'information 
          de son support physique, où toutes les lois sur la propriété 
          ont jusqu'à présent trouvé leur définition.
        Tout au long de l'histoire des droits de reproduction et des brevets, 
          les conceptions de la propriété n'ont pas été 
          centrées sur les idées, mais sur l'expression de ces idées. 
          Les idées elles-mêmes, aussi bien que les faits concernant 
          les phénomènes du monde, étaient considérées 
          comme la propriété collective de l'humanité. On 
          ne pouvait prétendre à un droit de propriété 
          - pour ce qui est du droit de reproduction - que sur la formulation 
          précise ayant servi à véhiculer une idée 
          particulière ou sur l'ordre de présentation des faits. 
        
        Le moment où ce droit entrait en application était celui 
          où «le verbe se faisait chair en quittant l'esprit de son 
          concepteur pour se fixer dans quelque objet physique - livre ou autre. 
          L'entrée en scène de nouveaux médias commerciaux 
          à côté des livres ne modifia pas le caractère 
          juridiquement fondamental de ce moment. La loi protégeait l'expression 
          et, sauf quelques (récentes) exceptions, «exprimer ne faisait 
          qu'un avec «rendre physique.
        La protection de l'expression physique était rendue efficace 
          par les conditions objectives. Le droit de reproduction fonctionnait 
          bien parce que, malgré Gutenberg, il était difficile de 
          faire un livre. En outre, les livres fixaient leur contenu d'une manière 
          qu'il était aussi risqué de modifier que de reproduire. 
          La contrefaçon ou la diffusion d'exemplaires contrefaits étaient 
          des activités évidentes et visibles, si bien qu'il était 
          facile de prendre quelqu'un sur le fait. Enfin, à la différence 
          des mots ou des images non fixés, les livres comportaient des 
          surfaces matérielles sur lesquelles on pouvait inscrire des notices 
          sur les droits de reproduction, des marques d'éditeur et des 
          étiquettes de prix.
        Le passage du mental au physique était encore plus essentiel 
          pour les brevets. Un brevet, jusqu'à une date récente, 
          était soit une description de la forme que des matériaux 
          doivent prendre en vue d'obtenir un résultat, soit une description 
          du procédé par lequel cette forme était obtenue. 
          Dans les deux cas, le noyau conceptuel du brevet était le résultat 
          matériel. Si aucun objet déterminé ne pouvait être 
          obtenu en raison d'une impossibilité matérielle, le brevet 
          était rejeté. Ni une bouteille de Klein (2) 
          ni une pelle en soie ne pouvaient être brevetées. L'objet 
          du brevet devait être une chose, et cette chose devait fonctionner.
        Ainsi les droits d'invention et les droits d'auteur étaient 
          conformes aux activités du monde physique. On n'était 
          pas rémunéré pour des idées, mais pour avoir 
          su les transformer en réalité. En pratique, la valeur 
          résidait dans le support et non dans la pensée que ce 
          dernier véhiculait.
        En d'autres termes, c'était la bouteille qu'on protégeait 
          et non le vin.
        Maintenant, à mesure que l'information entre dans le cyberespace, 
          qui est la patrie de l'esprit, ces bouteilles disparaissent. Avec l'arrivée 
          de la numérisation, il est désormais possible de remplacer 
          tous les supports d'information antérieurs par une méta-bouteille, 
          faite d'agencements complexes - et on ne peut plus liquides - de 1 et 
          de 0. 
        Même les bouteilles physico-numériques auxquelles nous 
          sommes accoutumés, telles que les disquettes, les CD-ROM et autres 
          emballages distincts de bits conditionnés sous plastique, vont 
          disparaître avec le branchement de tous les ordinateurs sur le 
          réseau global. Internet n'inclura peut-être jamais toutes 
          les unités centrales de la planète ; mais il fait plus 
          que doubler tous les ans, et l'on peut s'attendre à ce qu'il 
          devienne le principal moyen de transfert d'information, sinon le seul.
        Lorsque nous en serons là, tous les biens de l'ère de 
          l'information - toutes les expressions autrefois contenues dans des 
          livres, des pellicules, des enregistrements ou des revues - n'existeront 
          plus que comme pure pensée ou comme quelque chose qui y ressemble 
          beaucoup: des impulsions électriques s'élançant 
          sur le Net à la vitesse de la lumière, dans des conditions 
          telles que l'on pourra en voir les effets (des pixels scintillants ou 
          des sons transmis), mais jamais les toucher ou prétendre les 
          «posséder dans l'ancien sens du terme.
        On pourrait rétorquer à cela que l'information requerra 
          encore un élément physique, tel qu'une existence magnétique 
          sur les disques durs titanesques de lointains serveurs, mais ce sont 
          là des bouteilles qui n'ont aucune forme macroscopiquement distincte 
          ou personnellement significative.
        On pourrait également rétorquer que nous avons eu affaire 
          à de l'expression sans bouteille depuis l'invention de la radio, 
          et on aurait raison. Mais durant une bonne partie de l'histoire des 
          transmissions audiovisuelles, il n'existait aucun moyen pratique de 
          capturer ces biens immatériels qui se perdaient dans l'éther 
          électromagnétique et de les reproduire avec une qualité 
          qui puisse supporter la comparaison avec les supports d'information 
          disponibles dans le commerce. Ce n'est que récemment que tout 
          cela a changé, et presque rien n'a été fait, ni 
          sur le plan juridique ni sur le plan technique, pour accompagner ce 
          changement.
        D'une façon générale, la question de savoir s'il 
          fallait faire payer les clients pour les produits de la transmission 
          ne se posait même pas. Le produit était les clients eux-mêmes. 
          Les médias audiovisuels étaient financés soit par 
          la vente de l'attention de leur public à des annonceurs soit 
          au moyen de redevances dont le montant était fixé par 
          le gouvernement, soit par une mendicité geignarde, à travers 
          des campagnes annuelles de soutien.
        Tous ces modèles de financement sont dépassés. 
          Le financement par les annonceurs ou le gouvernement a presque invariablement 
          entaché la pureté des biens fournis. En outre, le marketing 
          direct est, de toute façon, en train de tuer à petit feu 
          le modèle du financement par les annonceurs.
        Nous avons hérité des médias audiovisuels une 
          autre méthode de rémunération pour un produit virtuel 
          : les droits d'auteur que les stations versent aux auteurs de chansons 
          à travers des sociétés comme l'ASCAP et le BMI 
          (3). Mais, en tant que membre de l'ASCAP, 
          je peux vous assurer que ce n'est pas un modèle à imiter. 
          Les méthodes de contrôle sont extrêmement approximatives, 
          et il n'y a aucun système parallèle d'estimation du montant 
          des recettes. Honnêtement, ça ne marche pas vraiment.
        Quoi qu'il en soit, sans nos vieilles méthodes de définition 
          physique de l'expression des idées, et en l'absence de nouveaux 
          modèles efficaces pour les échanges non physiques, nous 
          sommes tout simplement incapables d'assurer une rémunération 
          fiable pour les oeuvres de l'esprit. Pour ne rien arranger, cela se 
          produit au moment où l'esprit humain commence à remplacer 
          la lumière du soleil et les dépôts minéraux 
          pour constituer la source principale de la nouvelle richesse.
        Qui plus est, les difficultés croissantes d'application des 
          lois existantes sur la reproduction et les brevets mettent déjà 
          en péril la source première de la propriété 
          intellectuelle: le libre échange des idées (4).
        En effet, lorsque, dans une société, les produits commerciaux 
          les plus importants ressemblent tellement à la parole qu'on ne 
          peut plus les en distinguer, et lorsque les méthodes traditionnelles 
          de protection de la propriété sont devenues inefficaces, 
          les tentatives de solution du problème par la coercition constituent 
          inévitablement une menace pour la liberté de parole. 
        À l'avenir, la réduction de nos libertés ne sera 
          peut-être pas principalement le fait du gouvernement, mais des 
          départements juridiques des grandes entreprises, qui feront leur 
          possible pour protéger par la force ce qui ne peut déjà 
          plus être protégé par les conditions objectives 
          ou par le consensus social.
        Quand Jefferson et ses amis, tous partisans des Lumières, ont 
          conçu le système qui a donné naissance à 
          la loi américaine sur le droit de reproduction, leur objectif 
          premier était de garantir la diffusion la plus large possible 
          de la pensée et non celle du profit. Le profit était le 
          carburant qui devait amener les idées dans les bibliothèques 
          et dans les esprits de leur nouvelle république. Les bibliothèques 
          partiraient à la recherche des livres, rémunérant 
          ainsi les auteurs pour leur travail d'assemblage des idées; pour 
          le reste, celles-ci, «incapables d'êtres circonscrites, seraient 
          à la libre disposition du public. Mais quel est le rôle 
          des bibliothèques en l'absence de livres? Comment la société 
          peut-elle désormais payer pour la diffusion des idées, 
          sinon en facturant les idées elles-mêmes?
        Pour compliquer encore l'affaire, il y a le fait que, outre les bouteilles 
          physiques qui constituaient le fondement de la protection de la propriété 
          intellectuelle, la technologie numérique entraîne également 
          l'effacement des juridictions du monde physique, remplacées par 
          l'océan sans limites, et peut-être pour toujours sans lois, 
          du cyberespace.
        Dans le cyberespace, non seulement il n'y a pas de frontières 
          nationales ou locales susceptibles de délimiter le lieu d'un 
          crime et de déterminer la marche à suivre pour le réprimer, 
          mais il n'y a pas non plus de consensus culturel bien clair sur ce que 
          pourrait être un crime. Les différences, fondamentales 
          et persistantes, qui distinguent les cultures européennes et 
          asiatiques en ce qui concerne la propriété intellectuelle 
          ne peuvent que s'exacerber dans un espace où de nombreux échanges 
          se font dans les deux hémisphères à la fois, tout 
          en ne s'effectuant, d'une certaine façon, dans aucun des deux. 
        
        Même dans le cadre le plus localement circonscrit, le droit et 
          la responsabilité en matière numérique sont difficiles 
          à établir. Il y a quelque temps, un groupe d'éditeurs 
          de musique a engagé des poursuites contre Compuserve (5) 
          pour avoir autorisé ses usagers à charger des compositions 
          musicales sur des sites où d'autres usagers pourraient les copier. 
          Mais étant donné que Compuserve ne peut pratiquement pas 
          exercer de contrôle sur les flux de bits qui s'échangent 
          entre ses abonnés, cette firme ne sera probablement pas tenue 
          pour responsable d'avoir illégalement «publié ces 
          oeuvres musicales (6).
        Les notions de propriété, de valeur, de possession, et 
          la nature de la richesse elle-même sont en train de changer plus 
          profondément qu'à toute autre époque, depuis que 
          les Sumériens ont gravé, pour la première fois, 
          des caractères cunéiformes sur de l'argile humide en considérant 
          qu'ils étaient équivalents à des stocks de blé. 
          Très peu de gens ont conscience de l'énormité de 
          cette mutation, et il y a très peu de juristes ou de fonctionnaires 
          parmi eux. 
        Ceux qui voient venir ces changements doivent se préparer à 
          remédier à la confusion juridique et sociale qui va apparaître, 
          à mesure que les tentatives de protection des nouvelles formes 
          de propriété avec de vieilles méthodes se révèlent, 
          de façon toujours plus évidente, inutiles et, par conséquent, 
          inflexibles.
        De l'épée à l'écrit - de 
          l'écrit à l'écran
        L'humanité s'applique aujourd'hui à créer une 
          économie mondiale reposant principalement sur des biens qui ne 
          prennent aucune forme matérielle. Ce faisant, il se peut que 
          nous soyons en train de supprimer tout lien prévisible entre 
          les créateurs et une juste rémunération de l'utilité 
          ou du plaisir que d'autres peuvent retirer de leurs oeuvres.
        Sans ce lien, et à moins qu'un changement profond n'ait lieu 
          dans la conscience pour compenser cette perte, nous nous construisons 
          un avenir fait de fureur, de conflits et de refus institutionnalisé 
          de payer (sauf si une contrainte brutale nous contraint à le 
          faire). Il se pourrait bien que nous retournions aux temps obscurs de 
          la propriété.
        Dans les périodes les plus sombres de l'histoire de l'humanité, 
          la possession et la répartition de la propriété 
          étaient avant tout une question militaire. La «propriété 
          était le fruit de l'emploi des instruments les plus déplaisants 
          - depuis les poings jusqu'aux armées - et de la volonté 
          farouche de les utiliser. La propriété était le 
          droit divin des brutes.
        À partir de l'an mil de l'ère chrétienne, la naissance 
          d'une classe de marchands et d'une noblesse terrienne a provoqué 
          le développement d'une conception éthique de la résolution 
          des conflits de propriété. À la fin du Moyen Âge, 
          des gouvernants éclairés tels que le roi d'Angleterre 
          Henri II commencèrent à codifier ce «droit commun 
          non écrit en en constituant des recueils. Ces lois étaient 
          locales, mais cela n'avait guère d'importance car elles concernaient 
          principalement la propriété foncière (real estate), 
          qui est par définition une forme de propriété locale. 
          En outre, comme son nom l'indique, la propriété foncière 
          est très «réelle.
        Tant que l'agriculture est restée le fondement de la richesse, 
          cette situation s'est maintenue, mais avec l'avènement de la 
          révolution industrielle, l'humanité a commencé 
          à accorder autant d'importance aux moyens qu'aux fins. Les instruments 
          acquirent alors une nouvelle valeur sociale et, par suite de leur développement 
          propre, il devint possible de les reproduire et de les diffuser en grandes 
          quantités.
        Pour en encourager l'invention, des lois sur la reproduction et les 
          brevets furent élaborées dans la plupart des pays occidentaux. 
          On confiait à ces lois la tâche délicate de reconnaître 
          l'existence des créations mentales dans le monde, où elles 
          pouvaient être utilisées - et entrer dans l'esprit d'autrui 
          - tout en assurant à leurs inventeurs une compensation pour leur 
          valeur d'usage. Et, comme on l'a montré plus haut, le système 
          juridique et pratique qui s'est développé pour accomplir 
          cette tâche était fondé sur l'expression physique.
        Puisqu'il est désormais possible de transmettre des idées 
          d'un esprit à l'autre sans jamais leur donner une forme physique, 
          nous aspirons maintenant à la propriété des idées 
          elles-mêmes et non de leur seule expression. Et puisqu'il est 
          pareillement possible désormais de créer des instruments 
          utiles qui ne prennent jamais de forme physique, nous nous sommes mis 
          à breveter des abstractions, des séquences d'événements 
          virtuels et des formules mathématiques - la propriété 
          la moins «réelle qui soit.
        Dans certains secteurs, cela donne lieu à des droits de propriété 
          dont la qualification est si ambiguë qu'on en arrive de nouveau 
          à une situation où la propriété appartient 
          à ceux qui peuvent mobiliser les armées les plus puissantes. 
          La seule différence est que, cette fois, il s'agit d'armées 
          de juristes.
        En menaçant leurs opposants du purgatoire sans fin des poursuites 
          judiciaires, auquel certains préfèrent sans doute la mort 
          elle-même, ils prétendent avoir un droit sur toute pensée 
          qui pourrait avoir traversé un crâne quelconque au sein 
          du corps collectif que sont les grandes entreprises qu'ils servent. 
          Ils agissent comme si ces idées apparaissaient en étant 
          totalement séparées de toute pensée humaine préexistante. 
          Et, prétendent-ils, avoir l'idée d'un produit et le fabriquer, 
          le diffuser, le vendre, cela revient à peu près au même.
        Ce qui était autrefois considéré comme une ressource 
          commune de l'humanité, diffusée dans les esprits et les 
          bibliothèques du monde entier, tout comme les phénomènes 
          de la nature elle-même, est désormais clôturé 
          et réglementé. C'est comme si une nouvelle classe d'entreprises 
          avait vu le jour et prétendait posséder l'air et l'eau.
        Que faut-il faire ? Bien que l'on puisse en éprouver une sombre 
          joie, danser sur la tombe du droit de reproduction et des brevets ne 
          résoudra pas grand-chose, surtout lorsque si peu de gens sont 
          prêts à admettre que l'occupant de cette tombe est bel 
          et bien mort et s'efforcent de maintenir par la force ce qui n'est plus 
          soutenu par le consentement populaire.
        Les légalistes, désespérés de perdre leur 
          mainmise, font tout ce qu'ils peuvent pour l'étendre. En effet, 
          les États-Unis et les autres partisans du GATT [Accord général 
          sur les taxes et le commerce] (7) 
          font de l'adhésion à nos systèmes moribonds de 
          protection de la propriété intellectuelle une condition 
          à remplir pour être membre du grand marché des nations. 
          La Chine, par exemple, se verra refuser le statut commercial de «pays 
          le plus favorisé si elle n'accepte pas de soutenir un ensemble 
          de principes qui lui sont culturellement étrangers et qui ont 
          d'ores et déjà cessé d'être applicables dans 
          leur pays d'origine.
        Dans un monde meilleur, nous aurions la sagesse d'instaurer un moratoire 
          sur les litiges, la législation et les traités internationaux 
          concernant ce secteur tant que nous n'aurons pas une notion plus claire 
          de ce que signifie «entreprendre dans le cyberespace. Idéalement, 
          les lois entérinent un consensus social déjà en 
          vigueur. Elles ne constituent pas le contrat social lui-même, 
          mais sont une série de textes exprimant une intention collective 
          issue de plusieurs millions d'interactions humaines.
        Les humains n'habitent pas le cyberespace depuis suffisamment longtemps 
          et n'en ont pas une expérience suffisamment diversifiée 
          pour avoir pu élaborer un contrat social qui soit conforme aux 
          étranges caractéristiques de ce nouveau monde. Les lois 
          élaborées avant la formation du consensus sont généralement 
          conformes aux intérêts des quelques personnes déjà 
          bien établies qui les font voter, et non à ceux de la 
          société dans son ensemble.
        Aussi réduits qu'ils soient, le droit et la pratique sociale 
          qui existent dans ce secteur sont déjà dangereusement 
          opposés. Les lois concernant la reproduction sans autorisation 
          des logiciels commerciaux sont claires, sévères... et 
          rarement observées. Les lois contre le piratage des logiciels 
          sont pratiquement inapplicables, et leur non-respect est devenu si socialement 
          acceptable que seule une faible minorité de gens s'oblige, par 
          peur ou par scrupule, à leur obéir.
        Je fais parfois des conférences sur ce sujet, et je demande 
          toujours combien de personnes dans le public peuvent honnêtement 
          prétendre qu'elles n'ont aucun logiciel non autorisé sur 
          leurs disques durs. Je n'ai jamais vu plus de dix pour cent des mains 
          se lever.
        Lorsqu'il existe une divergence aussi profonde entre le droit et la 
          pratique sociale, ce n'est pas la société qui s'adapte. 
          Et face à la vague déferlante de l'usage, la pratique 
          habituelle des éditeurs de logiciels, consistant à s'abattre 
          sur quelques boucs émissaires bien visibles, est si manifestement 
          aléatoire qu'elle ne fait que diminuer plus encore le respect 
          pour la loi.
        Une partie du mépris populaire largement répandu à 
          l'égard des droits de reproduction concernant les logiciels commerciaux 
          vient d'une incapacité des législateurs à comprendre 
          les conditions dans lesquelles nous nous trouvons. Postuler que des 
          systèmes juridiques fondés sur le monde physique vont 
          s'appliquer à un environnement aussi différent de ce monde 
          que l'est le cyberespace est une folie que tous les acteurs économiques 
          de l'avenir vont payer.
        Comme je vais le montrer dans la partie suivante de cet exposé, 
          la propriété intellectuelle, là où aucune 
          limite n'existe, est très différente de la propriété 
          physique et ne peut plus continuer à être protégée 
          comme si ces différences n'existaient pas. Par exemple, si nous 
          continuons de postuler que la valeur est fondée sur la rareté, 
          comme c'est le cas pour les objets du monde physique, nous allons créer 
          des lois exactement contraires à la nature de l'information, 
          car la valeur de cette dernière augmente, dans bien des cas, 
          en proportion de sa diffusion.
        Les grandes institutions ennemies du risque qui ont le plus d'intérêt 
          à maintenir les vieilles règles du jeu vont souffrir de 
          leurs habitudes. Plus elles mobiliseront de juristes, d'armes à 
          feu et d'argent dans la protection de leurs droits ou dans la lutte 
          contre les droits de leurs opposants, plus la compétition commerciale 
          ressemblera à la cérémonie du potlatch chez les 
          Kwakiutl, dans laquelle les adversaires s'affrontaient en détruisant 
          leurs propres biens. Leur capacité de produire de nouvelles technologies 
          va être brusquement stoppée à chacun de leurs mouvements, 
          qui ne fera que les enfoncer plus profondément dans le puits 
          de goudron des guerres de procédure.
        La confiance dans le droit ne sera pas une stratégie efficace 
          pour les grandes entreprises de haute technologie. Le droit s'adapte 
          par des aménagements continuels, et à un rythme presque 
          aussi lent que celui de la géologie. La technologie avance par 
          à-coups, comme les étapes d'une évolution biologique 
          grotesquement accélérée. Les caractéristiques 
          du monde réel vont continuer à se modifier à une 
          vitesse aveuglante, creusant l'écart avec le droit, toujours 
          plus arriéré et embrouillé. Cette contradiction 
          est permanente.
        Les économies prometteuses fondées sur des produits purement 
          numériques vont naître en étant complètement 
          paralysées - comme c'est, semble-t-il, le cas pour le multimédia 
          -, sauf si leurs propriétaires refusent absolument, avec courage 
          et détermination, de se prêter au jeu de la propriété.
        Aux États-Unis, on peut d'ores et déjà voir une 
          économie parallèle se développer, surtout chez 
          les petites entreprises en évolution rapide, qui protègent 
          leurs idées en les mettant sur le marché plus vite que 
          leurs concurrents de plus grande taille qui fondent leur protection 
          sur la peur et le litige.
        Peut-être ceux qui représentent le problème se 
          mettront-ils d'eux-mêmes en quarantaine dans les tribunaux, tandis 
          que ceux qui représentent la solution vont créer une nouvelle 
          société principalement fondée sur le piratage et 
          la flibuste. Lorsque le système courant de propriété 
          intellectuelle se sera écroulé, comme cela semble inévitable, 
          il se peut fort bien qu'aucune structure juridique nouvelle ne vienne 
          prendre sa place.
        Mais quelque chose se produira. Les gens feront toujours des affaires. 
          Lorsqu'une devise cesse d'avoir cours, les affaires se font en recourant 
          au troc. Quand des sociétés se développent en dehors 
          de la loi, elles élaborent leurs propres codes non écrits, 
          avec leurs pratiques et leurs systèmes éthiques. Si la 
          technologie peut détruire les lois, la technologie fournit des 
          méthodes pour rétablir les droits de la création.
        Anatomie de l'information
        Il m'apparaît que la chose la plus constructive que nous puissions 
          faire aujourd'hui est d'essayer de comprendre la véritable nature 
          de ce que nous essayons de protéger. Que connaissons-nous réellement 
          de l'information et de son comportement naturel ?
        Quels sont les caractères essentiels de la création sans 
          contrainte ? En quoi diffère-t-elle des formes antérieures 
          de propriété ? Quelles sont nos idées à 
          son sujet qui portent, en réalité, sur les contenants 
          plutôt que sur leur mystérieux contenu ? Quelles sont ses 
          différentes espèces et comment chacune d'elles se prête-t-elle 
          au contrôle ? Quelles sont les technologies utiles à la 
          création de nouvelles bouteilles virtuelles susceptibles de remplacer 
          les vieilles bouteilles physiques ?
        Bien sûr, l'information, de par sa nature même, est intangible 
          et difficile à définir. Comme d'autres phénomènes 
          tels que la lumière ou la matière, elle est le siège 
          naturel des paradoxes. Et de même que, pour comprendre ce qu'est 
          la lumière, il faut la considérer comme étant à 
          la fois une particule et une onde, on peut se faire une idée 
          de ce qu'est l'information en prenant en considération ses diverses 
          propriétés, que l'on pourrait décrire au moyen 
          des trois propositions suivantes :
        
          1° l'information est une activité ;
          2° l'information est une forme de vie ;
          3° l'information est une relation.
        
        Je vais maintenant examiner chacune de ces propositions.
        1° L'information est une activité.
        
          - L'information n'est pas un substantif, mais un verbe.
          Une fois libérée de ses contenants, il est évident 
            que l'information n'est pas une chose. En fait, l'information est 
            un événement qui se produit dans le champ d'interaction 
            entre des esprits, des objets ou d'autres éléments d'information.
          Gregory Bateson (8), élargissant 
            la théorie de l'information de Claude Shannon, a dit: «L'information 
            est une différence qui fait une différence. Ainsi, l'information 
            n'existe réellement que dans le delta (9). 
            La production de cette différence est une activité à 
            l'intérieur d'une relation. L'information est une action qui 
            occupe du temps et non un type d'être qui occupe de l'espace 
            physique, comme par exemple les biens concrets. L'information est 
            le lancer de la balle et non le baseball; elle est la danse et non 
            le danseur.
          - On ne possède pas l'information, on l'éprouve. 
            
          Même quand elle est incarnée sous une forme statique 
            telle qu'un livre ou un disque dur, l'information reste un événement 
            qui vous arrive lorsque vous la libérez mentalement du code 
            permettant de la stocker. Mais qu'elle soit transmise au rythme de 
            tant de gigaoctets par seconde ou de tant de mots par minute, le véritable 
            décodage est un processus qui ne peut être effectué 
            que par et dans un esprit, un processus qui doit se dérouler 
            dans le temps. 
          On pouvait voir, il y a quelques années, une vignette dans 
            le Bulletin of atomic scientists qui illustrait ce point à 
            merveille. Dans ce dessin, un cambrioleur braquait son pistolet sur 
            un type à lunettes qui avait l'air d'avoir emmagasiné 
            beaucoup d'informations dans sa tête. «Vite, disait le 
            bandit, «donne-moi toutes tes idées!
          - L'information doit être en mouvement.
          On dit que les requins meurent asphyxiés s'ils s'arrêtent 
            de nager, et l'on pourrait presque dire la même chose de l'information. 
            Une information qui n'est pas en mouvement cesse d'exister, comme 
            tout ce qui est seulement potentiel... du moins jusqu'à ce 
            qu'on lui permette d'être à nouveau en mouvement. C'est 
            pourquoi la pratique consistant à thésauriser l'information, 
            courante dans les bureaucraties, est une habitude particulièrement 
            erronée héritée des systèmes de valeur 
            fondés sur la propriété physique.
          - L'information ne se distribue pas, elle se propage.
          La façon dont l'information se diffuse est également 
            très différente de la distribution des biens physiques. 
            Elle s'apparente plus à un être naturel qu'à un 
            produit manufacturé. Elle peut se diffuser par concaténation, 
            comme des dominos qui tombent les uns à la suite des autres, 
            ou se développer en réseau fractal, comme le givre qui 
            envahit une fenêtre, mais elle ne saurait être transportée 
            comme une chose, sinon en ce sens qu'elle peut être contenue 
            dans une chose. Elle ne fait pas que se déplacer; elle laisse 
            des traces partout où elle est passée.
          La différence économique fondamentale entre une information 
            et une propriété physique est que l'information est 
            susceptible d'être transférée sans cesser d'être 
            en la possession de celui qui la détenait précédemment. 
            Si je vous vends mon cheval, je ne peux plus le monter. Si je vous 
            vends ce que je sais, nous sommes deux à le savoir.
        
        2° L'information est une forme de vie
        
          - L'information veut être libre.
          On attribue généralement à Stewart Brand cette 
            élégante formulation de l'évidence («l'information 
            veut être libre»), qui exprime à la fois le désir 
            naturel qu'ont les secrets d'être révélés 
            et le fait qu'ils pourraient bien être capables de posséder 
            quelque chose comme un «désir.
          Le biologiste et philosophe anglais Richard Dawkins a proposé 
            l'idée des «mèmes [memes], c'est-à-dire 
            des segments d'information autoreproducteurs qui se propagent à 
            travers les écologies de l'esprit, et il a dit qu'ils étaient 
            semblables à des formes de vie (10). 
          
          Je pense, pour ma part, que ce sont des formes de vie à part 
            entière, mais qu'ils sont analogues à des atomes de 
            carbone. Ils s'autoreproduisent, interagissent avec leur milieu et 
            s'y adaptent, sont sujets à des mutations, persévèrent 
            dans leur être. Comme toute autre forme de vie, ils évoluent 
            de façon à remplir tous les espaces disponibles offerts 
            par leur environnement local, qui sont, en l'occurrence, les systèmes 
            de croyance et la culture de leurs hôtes, c'est-à-dire 
            nous-mêmes. 
          Les sociobiologistes tels que Dawkins estiment plausible que des 
            formes de vie à base de carbone soient aussi bien de l'information, 
            car, de même que le poulet est le moyen qu'a un oeuf de fabriquer 
            un autre oeuf, le spectacle de la vie tout entière n'est rien 
            d'autre que le moyen qu'a une molécule d'ADN de copier d'autres 
            séquences d'information exactement semblables à elle-même.
          - L'information se reproduit dans les interstices du possible. 
            
          Comme les hélices d'ADN, les idées sont d'incorrigibles 
            expansionnistes, toujours à la recherche de nouvelles occasions 
            d'agrandir leur espace vital. Et à l'instar de la nature fondée 
            sur le carbone, les organismes les plus résistants sont experts 
            dans l'art de dénicher de nouveaux lieux de vie. Ainsi, de 
            même que la mouche commune s'est insinuée dans presque 
            tous les écosystèmes de la planète, le «mème 
            de la vie après la mort a trouvé à se loger dans 
            la plupart des esprits, c'est-à-dire dans la plupart des psycho-écologies.
          Les idées, les images ou les chansons qui ont le plus de résonance 
            universelle sont celles qui entrent dans le plus grand nombre d'esprits, 
            et qui y restent. Essayer de stopper la diffusion d'une séquence 
            d'information vraiment résistante revient à peu près 
            à tenter d'empêcher les abeilles tueuses de franchir 
            la frontière. Ces choses-là se répandent, quoi 
            qu'on fasse.
          - L'information veut se modifier.
          Si les idées et les autres modèles d'information interactifs 
            sont des formes de vie, on peut s'attendre à ce qu'ils évoluent 
            constamment vers des formes plus parfaitement adaptées à 
            leur environnement. Et c'est bien ce qu'ils ne cessent de faire, comme 
            nous pouvons le constater.
          Mais pendant longtemps, nos médias statiques - qu'il s'agisse 
            d'incisions sur la pierre, d'encres sur le papier, de colorants sur 
            le celluloïd - ont fortement résisté à la 
            poussée évolutionniste, exaltant en conséquence 
            la capacité de l'auteur à déterminer le produit 
            fini. Mais, comme dans la tradition orale, l'information numérisée 
            ne connaît pas de «montage final.
          L'information numérique, lorsqu'elle n'est pas mise sous scellés, 
            est un processus continu plus proche des contes préhistoriques, 
            en métamorphose perpétuelle, que de tout ce qui peut 
            être mis sous emballage plastique. Du néolithique à 
            Gutenberg, l'information est passée de bouche à oreille, 
            en se modifiant chaque fois qu'elle était répétée 
            (ou rechantée). Les histoires qui, autrefois, donnaient forme 
            à notre perception du monde n'avaient pas de version faisant 
            autorité. Elles s'adaptaient à chaque communauté 
            qui voulait bien les accueillir.
          Parce qu'il n'y avait jamais de moment où l'histoire était 
            fixée par l'imprimé, le soi-disant «droit moral 
            des conteurs à conserver la propriété de leurs 
            contes n'était ni protégé, ni même reconnu. 
            L'histoire passait simplement de l'un à l'autre, en prenant 
            à chaque fois une forme différente. Au moment où 
            nous revenons à l'information continue, nous pouvons nous attendre 
            à ce que l'importance de l'auteur diminue. Les créateurs 
            pourraient bien avoir à retrouver une attitude plus humble. 
          
          Mais notre système des droits de reproduction ne fait aucune 
            concession à des expressions qui ne finissent pas par être 
            stabilisées, et ignore les expressions culturelles qui n'ont 
            pas d'auteur ou d'inventeur précis.
          Les improvisations de jazz, les one-man-shows, les représentations 
            de mime, les monologues, les émissions non enregistrées, 
            toutes ces manifestations sont dépourvues de la fixation sous 
            forme «écrite requise par la loi. N'étant pas fixées 
            par la publication, les oeuvres liquides de l'avenir ressembleront 
            toutes à ces formes qui s'adaptent et se modifient continuellement, 
            et seront donc étrangères au droit de reproduction. 
          
          Une spécialiste du droit de reproduction, Pamela Samuelson 
            (11), raconte qu'elle a assisté 
            l'année dernière à un colloque dont l'objet était 
            de déterminer si les pays occidentaux peuvent légitimement 
            s'approprier la musique, les dessins et la tradition biomédicale 
            des peuples aborigènes sans devoir verser de compensation à 
            leur tribu d'origine, compte tenu du fait que la tribu n'est ni un 
            «auteur ni un «inventeur.
          Mais bientôt, la plus grande partie de l'information sera engendrée 
            collectivement par les tribus nomades de chasseurs-cueilleurs du cyberespace. 
            Notre arrogant déni juridique des droits des «primitifs 
            va bientôt revenir nous hanter.
          - L'information est périssable.
          Sauf dans le cas (rare) des classiques, la plus grande partie de 
            l'information est analogue à la production agricole. Sa qualité 
            se dégrade rapidement en fonction du temps et de la distance 
            par rapport à la source de production. Mais même sur 
            ce point, sa valeur est hautement subjective et conditionnelle. Les 
            journaux d'hier ont une grande valeur aux yeux de l'historien. Pour 
            lui, plus ils sont anciens, plus ils acquièrent de valeur. 
            Inversement, un courtier en bourse peut considérer que des 
            renseignements portant sur un événement qui remonte 
            à plus d'une heure ont perdu toute leur valeur.
        
        3° L'information est une relation
        
          - Le sens a de la valeur et il n'est jamais deux fois le même.
          Dans la plupart des cas, nous assignons une valeur à l'information 
            en fonction de son sens. L'endroit où réside l'information, 
            le lieu sacré où la transmission devient réception, 
            possède plusieurs traits caractéristiques variables 
            en fonction de la relation de l'émetteur et du récepteur, 
            ainsi que de la profondeur de leur interactivité.
          Chacune de ces relations est unique. Même lorsque l'émetteur 
            est un média audiovisuel et qu'il ne reçoit aucune réponse, 
            le récepteur ne reste pas vraiment passif. La réception 
            de l'information est souvent un acte non moins créatif que 
            sa production.
          La valeur de ce qui est transmis dépend entièrement, 
            pour chaque individu, des modalités de sa réception, 
            avec la présence ou non des éléments - terminologie 
            commune, attention, intérêt, langue, paradigme - indispensables 
            pour que ce qui est reçu acquière un sens.
          La compréhension est un élément essentiel, de 
            plus en plus négligé à mesure que l'information 
            tend à devenir une marchandise. N'importe quel ensemble de 
            faits, utiles ou non, intelligibles ou impénétrables, 
            pertinents ou insignifiants, peut constituer un ensemble de données. 
            Les ordinateurs peuvent produire des données nouvelles à 
            longueur de nuit sans intervention humaine, et le résultat 
            peut être mis en vente sous le nom d'information. Il peut s'agir 
            ou non d'information véritable. Seul un être humain peut 
            reconnaître le sens qui fait la différence entre l'information 
            et les données.
          En fait, l'information, au sens économique du terme, ce sont 
            des données filtrées à travers un esprit humain 
            singulier et dotées d'un sens à l'intérieur de 
            ce contexte mental précis. Ce qui est information pour Pierre 
            n'est qu'un ramassis de données pour Paul. Si vous êtes 
            anthropologue, mes tableaux détaillés des structures 
            de parenté chez les Tasaday sont peut-être pour vous 
            une information essentielle. Si vous êtes un banquier de Hong-Kong, 
            c'est à peine si vous les considérez comme des données.
          - La familiarité a plus de valeur que la rareté. 
            
          Dans les biens physiques, il y a une corrélation directe, 
            en général, entre la rareté et la valeur. L'or 
            a plus de valeur que le blé, bien qu'il ne soit pas comestible. 
            Avec l'information, c'est exactement l'inverse qui se produit. Pour 
            la plupart des biens informationnels, la valeur augmente avec la disponibilité. 
            La familiarité est un atout important dans le monde de l'information. 
            Lorsqu'on veut augmenter la demande pour un produit, la meilleure 
            chose à faire est souvent de le diffuser gratuitement.
          Même si cela n'a pas toujours marché dans le cas du 
            shareware (12), on pourrait 
            soutenir qu'il y a un rapport entre le piratage dont un logiciel fait 
            l'objet et la quantité d'exemplaires vendus. Les logiciels 
            les plus piratés (comme par exemple Lotus 1-2-3 ou WordPerfect) 
            deviennent une norme et bénéficient de la loi de rentabilité 
            croissante fondée sur la familiarité.
          Pour ce qui est de mon propre produit informationnel, les chansons 
            rock, il ne fait aucun doute que le groupe pour lequel j'écris 
            - le Grateful Dead - a énormément augmenté sa 
            popularité en les diffusant gratuitement. Nous avons laissé 
            les gens enregistrer nos concerts dès le début des années 
            soixante-dix et cette pratique, loin de faire baisser la demande pour 
            notre produit, a contribué à nous faire devenir, grâce 
            à la popularité de ces enregistrements, le groupe de 
            concert le plus suivi en Amérique.
          À dire vrai, je ne touche pas un centime sur les millions 
            d'exemplaires de mes chansons qui ont été tirés 
            des concerts, mais je ne vois aucune raison de m'en plaindre. Puisque 
            personne d'autre que le Grateful Dead ne peut jouer un morceau de 
            Grateful Dead, ceux qui veulent faire cette expérience et ne 
            se contentent pas d'un maigre reflet enregistré sont obligés 
            d'acheter un billet pour venir nous voir en concert. En d'autres termes, 
            la protection de notre propriété intellectuelle vient 
            du fait que nous en sommes l'unique source en temps réel.
          - L'exclusivité a de la valeur.
          Le problème d'un modèle qui renverse complètement 
            le rapport physique entre la rareté et la valeur est que, parfois, 
            la valeur de l'information repose en grande partie sur sa rareté. 
            La possession exclusive de certains faits les rend plus utiles. Si 
            tout le monde connaît les circonstances qui vont faire monter 
            le prix d'une denrée, cette information est sans valeur.
          Mais, ici encore, le facteur déterminant est, dans la plupart 
            des cas, le temps. Il importe peu que ce genre d'information finisse 
            par toucher tout le monde. Ce qui compte, c'est d'être parmi 
            les premiers à la posséder et à s'en servir. 
            En général, les secrets stratégiques ne durent 
            pas indéfiniment, mais ils peuvent durer suffisamment longtemps 
            pour faire avancer la cause de leurs premiers détenteurs.
          - Le point de vue et l'autorité ont de la valeur.
          Dans un monde de réalités flottantes pour lequel on 
            ne dispose que de cartes contradictoires, les bénéfices 
            iront aux commentateurs dont les cartes paraîtront les mieux 
            adaptées aux territoires qu'elles décrivent, c'est-à-dire 
            celles qui offriront à leurs utilisateurs des résultats 
            prévisibles.
          Dans le domaine de l'information esthétique - qu'il s'agisse 
            de poésie ou de rock'n'roll -, les gens voudront ou non acheter 
            le nouveau produit d'un artiste sans le connaître à l'avance 
            selon qu'ils auront fait une expérience agréable ou 
            désagréable avec ses oeuvres précédentes.
          La réalité est une édition. Les gens sont prêts 
            à rémunérer l'autorité des éditeurs 
            dont le point de vue particulier leur convient le mieux. Le point 
            de vue est un atout qui ne peut faire l'objet ni d'un vol ni d'une 
            copie. Personne d'autre qu'Esther Dyson (13) ne 
            voit le monde comme elle, et le prix qu'elle fait payer pour son bulletin 
            est le prix du privilège de voir le monde à travers 
            son regard singulier.
          - Le temps remplace l'espace.
          Dans le monde physique, la valeur est largement fondée sur 
            la possession ou sur la proximité spatiale. On possède 
            ce qui se trouve à l'intérieur de frontières 
            spatiales précises, et la capacité d'agir directement, 
            exclusivement et comme on le souhaite sur ce qui se trouve entre ces 
            frontières, constitue le principal droit que confère 
            la propriété. Il y a, bien sûr, une relation entre 
            la valeur et la rareté - une limitation spatiale.
          Dans le monde virtuel, la proximité temporelle est une valeur 
            déterminante. Un produit informationnel a généralement 
            d'autant plus de valeur que le client est proche du moment de son 
            expression - une limitation temporelle. Nombre d'informations se dégradent 
            rapidement en fonction du temps et de leur reproduction. La pertinence 
            diminue au fur et à mesure que le territoire qu'elles décrivent 
            se modifie. Le bruit augmente et la précision se perd lorsqu'on 
            s'éloigne du point où l'information a été 
            produite pour la première fois.
          Ainsi, on fait une expérience fort différente lorsqu'on 
            écoute un enregistrement de Grateful Dead et lorsqu'on assiste 
            à un concert de Grateful Dead. Plus on est proche de la source 
            d'un flux informationnel, plus on a de chances d'y trouver un tableau 
            précis de la réalité. À une époque 
            où la reproduction est facile, l'information abstraite tirée 
            des expériences populaires se propage à partir du moment 
            de leur production pour atteindre tous les gens intéressés. 
            Mais il est assez aisé de restreindre l'expérience réelle 
            de l'événement désirable, qu'il s'agisse d'un 
            K.O. ou d'un riff de guitare, de façon à n'en faire 
            profiter que ceux qui voudront payer pour y assister.
          - La protection de l'exécution.
          Dans la ville de ploucs d'où je viens, le fait d'avoir des 
            idées ne signifie pas grand-chose. On est jugé sur ce 
            que l'on sait en faire. Je pense que plus les choses s'accélèrent, 
            plus l'exécution devient la meilleure protection des idées 
            qui deviennent des produits physiques. En d'autres termes, comme l'a 
            dit un jour Steve Jobs (14), «les 
            vrais artistes se jettent à l'eau. Ceux qui gagnent le gros 
            lot sont généralement ceux qui arrivent les premiers 
            sur le marché (et qui disposent d'une force organisationnelle 
            suffisante pour se maintenir en tête).
          Mais nombre d'entre nous, obnubilés par le commerce de l'information, 
            paraissent penser que l'originalité suffit à elle seule 
            pour apporter de la valeur et pour justifier, avec l'aide des garanties 
            juridiques adéquates, un salaire régulier. En fait, 
            la meilleure façon de protéger la propriété 
            intellectuelle est d'agir. Il ne suffit pas d'inventer et de faire 
            breveter, il faut encore innover. Certains disent qu'ils ont fait 
            breveter le microprocesseur avant Intel. C'est peut-être vrai, 
            mais s'ils avaient lancé des microprocesseurs sur le marché 
            avant Intel, leurs déclarations seraient beaucoup plus convaincantes.
          - L'information est sa propre récompense.
          C'est aujourd'hui un lieu commun de dire que l'argent est de l'information. 
            À l'exception des krugerrands (15), 
            des billets froissés qui servent à payer le taxi, et 
            du contenu des valises que les barons de la drogue sont censés 
            transporter, la plus grande partie des transactions monétaires 
            dans le monde informatisé se font sous la forme de suites de 
            1 et de 0. L'argent circule sur toute la planète, aussi fluide 
            que de l'eau, à travers le Net. Il est également évident, 
            comme je l'ai montré, que l'information est devenue aussi essentielle 
            à la création de la richesse moderne que l'étaient 
            autrefois la terre et le soleil.
          Ce qui est moins évident est que l'information acquiert une 
            valeur intrinsèque, non en tant que moyen pour acquérir 
            autre chose, mais en tant qu'objet même de l'acquisition. Je 
            suppose que c'était déjà le cas, quoique moins 
            explicitement, par le passé. En politique et dans les universités, 
            la puissance a toujours été étroitement liée 
            à l'information.
          Quoi qu'il en soit, alors que nous dépensons toujours plus 
            d'argent pour obtenir de l'information, nous commençons à 
            nous apercevoir qu'on peut acheter de l'information avec de l'information 
            et que cet échange économique simple ne nécessite 
            aucune conversion préalable du produit en devises. C'est là 
            une sorte de défi lancé aux amateurs de précision 
            comptable, puisque les taux de change en matière d'information 
            (théorie de l'information mise à part) sont trop flous 
            pour être quantifiés à la décimale près.
          Néanmoins, la plus grande partie de ce qu'un Américain 
            de la classe moyenne achète a peu de chose à voir avec 
            la survie. Nous achetons de la beauté, du prestige, de l'expérience, 
            de la culture et tous les plaisirs obscurs de la possession. La plupart 
            de ces choses ne se laissent pas seulement exprimer en termes non 
            matériels, elles peuvent aussi être acquises par des 
            moyens non matériels.
          Viennent ensuite les inexprimables plaisirs de l'information elle-même, 
            la joie d'apprendre, de connaître et d'enseigner. L'étrange 
            sensation de bien-être produite par l'information qui entre 
            et qui sort. Jouer avec les idées est une récréation 
            que les gens semblent prêts à payer cher, à en 
            juger par le marché du livre et des colloques. Vraisemblablement, 
            nous dépenserions encore davantage pour de tels plaisirs si 
            les occasions de payer des idées avec d'autres idées 
            n'étaient pas si fréquentes.
          Ceci explique une bonne partie du travail collectif «bénévole 
            effectué dans les archives, les forums de discussion et les 
            bases de données sur Internet. Ses habitants ne travaillent 
            pas pour «rien, comme on le croit souvent. Ils ne sont pas rémunérés 
            par de l'argent, mais par quelque chose d'autre. C'est une économie 
            qui est presque entièrement faite d'information.
          Cela pourrait bien devenir la forme dominante de l'échange 
            humain, et nous ferions peut-être une lourde erreur si nous 
            persistions à concevoir l'économie sur une base strictement 
            monétaire.
        
        Comment se faire payer dans le cyberespace.
        J'ai à peine commencé à réfléchir 
          au rapport qu'entretient tout ce qui précède avec les 
          solutions à apporter à la crise de la propriété 
          intellectuelle. C'est une expérience intellectuelle assez dépaysante 
          que de considérer l'information avec un regard sans préjugés, 
          de voir à quel point elle diffère du métal ou de 
          la poitrine de porc, et d'imaginer la jurisprudence absurde que nous 
          allons accumuler si nous continuons à traiter l'information, 
          sur le plan du droit, comme si c'était de la poitrine de porc.
        Comme je l'ai déjà dit, je crois que ces empilements 
          de vaisselle démodée ne seront plus qu'un tas de cendres 
          au cours de la prochaine décennie, et nous, les mineurs de l'esprit, 
          nous n'aurons pas d'autre choix que de nous en remettre à des 
          systèmes qui fonctionnent.
        Ma vision de nos perspectives n'est pas aussi sombre que ceux qui ont 
          lu cette jérémiade jusqu'ici pourraient le penser. Des 
          solutions vont se faire jour. Tout comme la nature, le commerce a horreur 
          du vide.
        L'un des aspects de la «frontière électronique que 
          j'ai toujours trouvé le plus séduisant - et c'est la raison 
          pour laquelle Mitch Kapor et moi avons utilisé cette formule 
          pour nommer notre fondation - est sa ressemblance avec l'Ouest américain 
          du XIXe siècle (16). Tous 
          deux, en effet, accordent naturellement leur préférence 
          aux mécanismes sociaux qui naissent des circonstances et rejettent 
          ceux qui sont imposés de l'extérieur.
        Jusqu'à ce que le Far West ait été entièrement 
          colonisé et «civilisé au cours du présent 
          siècle, l'ordre y reposait sur un code non écrit, qui 
          avait la fluidité de l'étiquette et non la rigidité 
          de la loi. L'éthique comptait davantage que le règlement. 
          L'accord amiable était préféré aux lois, 
          qui étaient, de toute façon, largement inapplicables.
        Je crois que le droit, tel que nous l'entendons, a été 
          mis au point pour protéger les intérêts qui ont 
          pris naissance au cours des deux «vagues économiques qu'Alvin 
          Toffler a définies avec précision dans son livre La 
          Troisième vague (17). 
          La première vague était fondée sur l'agriculture 
          et avait besoin du droit pour organiser la propriété de 
          la principale source de production: la terre. Avec la deuxième 
          vague, l'industrie est devenue le ressort principal de l'économie, 
          et le droit moderne s'est structuré autour des institutions centralisées 
          qui avaient besoin que leurs réserves de capital, de main-d'oeuvre 
          et de matériel fussent protégées.
        Ces deux systèmes économiques exigeaient la stabilité. 
          Leurs lois étaient conçues pour résister au changement 
          et pour assurer une certaine constance de la répartition au sein 
          d'un cadre social relativement stable. Les espaces de liberté 
          devaient être restreints pour que fût préservée 
          la prévisibilité indispensable à la gestion de 
          la terre et à la formation du capital.
        Avec la troisième vague dans laquelle nous sommes entrés, 
          l'information remplace, dans bien des cas, la terre, le capital et le 
          matériel ; en outre, comme je l'ai indiqué dans la section 
          précédente, l'information réclame un environnement 
          beaucoup plus fluide et adaptable. La troisième vague va vraisemblablement 
          entraîner une modification profonde des buts et des méthodes 
          du droit, modification qui s'étendra bien au-delà des 
          textes qui régentent la propriété intellectuelle.
        Le «terrain même - l'architecture du Net - peut assurer 
          plusieurs des tâches qui étaient auparavant exercées 
          par la contrainte légale. Par exemple, il ne sera peut-être 
          plus nécessaire de garantir constitutionnellement la liberté 
          d'expression dans un environnement qui, selon l'expression de mon camarade 
          John Gilmore, cofondateur de l'EFF, «traite la censure comme un 
          dysfonctionnement et parvient à contourner cette dernière 
          pour diffuser les idées proscrites.
        De semblables mécanismes naturels de régulation peuvent 
          naître pour atténuer les discontinuités sociales, 
          en lieu et place des interventions législatives qui étaient 
          nécessaires auparavant pour aboutir au même résultat. 
          Sur le Net, ces différences vont vraisemblablement être 
          recouvertes par un tissu continu qui relie autant qu'il sépare.
        En dépit de leur mainmise brutale sur l'ancienne structure juridique, 
          les entreprises qui font le commerce de l'information vont vraisemblablement 
          découvrir que les tribunaux, de plus en plus incapables de traiter 
          de façon sensée les questions technologiques, n'obtiendront 
          aucun résultat suffisamment prévisible pour être 
          d'un quelconque secours dans les initiatives à long terme. Chaque 
          conflit juridique s'apparente à une partie de roulette russe, 
          dont l'issue dépend de la plus ou moins grande incompétence 
          du président du tribunal.
        Un «droit non codifié ou adaptable, tout en étant 
          aussi «rapide, vague et incontrôlable que d'autres formes 
          naissantes, est probablement plus à même, à ce stade, 
          de produire quelque chose comme la justice. En fait, on peut déjà 
          voir se développer de nouvelles pratiques adaptées aux 
          conditions du commerce virtuel. Les formes de vie informationnelles 
          sont des méthodes évolutives qui garantissent elles-mêmes 
          la persistance de leur reproduction.
        Un exemple : alors que le texte écrit en petits caractères 
          sur l'emballage d'une disquette commerciale énumère scrupuleusement 
          les règles auxquelles devra se conformer celui qui l'ouvre, bien 
          peu de gens s'attardent à lire ces clauses et presque personne 
          ne les suit à la lettre. Pourtant, le marché des logiciels 
          reste un secteur très sain de l'économie américaine.
        Pourquoi donc? Parce que les gens, semble-t-il, achètent les 
          logiciels qu'ils utilisent réellement. Une fois qu'un programme 
          est devenu indispensable à votre travail, vous voulez la dernière 
          version, la meilleure assistance technique, les manuels originaux, bref 
          tous les privilèges que confère la propriété. 
          Ce sont des considérations pratiques de cette sorte, et non une 
          législation inefficace, qui vont amener les gens à acheter 
          un produit qu'ils pourraient aisément se procurer gratuitement 
          (18).
        Je ne nie pas que certains logiciels sont achetés au nom de 
          l'éthique ou de la conscience abstraite que le non-achat entraînera 
          l'arrêt de leur production, mais je laisse ici de côté 
          ce genre de motivations. Je suis convaincu que l'échec du droit 
          entraînera presque certainement, par compensation, une renaissance 
          de l'éthique comme fondement de la vie sociale; mais c'est une 
          conviction que je n'ai pas le temps de développer ici.
        En attendant, je pense que, comme dans le cas mentionné plus 
          haut, l'achat des logiciels sera guidé avant tout par des considérations 
          pratiques, qui correspondent toutes aux propriétés réelles 
          de l'information numérique. C'est là que réside 
          sa valeur, et elle peut être aussi bien manipulée que protégée 
          par la technologie.
        L'énigme reste une énigme. Mais je commence à 
          entrevoir les pistes pouvant mener à une solution ; elles reposent 
          en partie sur la généralisation des solutions pratiques 
          qui existent déjà.
        La relation et ses instruments
        Une idée est, selon moi, déterminante pour la compréhension 
          du commerce liquide: en l'absence d'objets, l'économie de l'information 
          sera fondée sur la relation plutôt que sur la possession.
        L'un des modèles de ce que sera, à l'avenir, le transfert 
          de propriété intellectuelle est l'exécution en 
          temps réel. Ce média n'est d'un usage courant que dans 
          le théâtre, la musique, les conférences, les one-man-shows 
          et la pédagogie. Je crois que la notion d'exécution va 
          se généraliser au point d'inclure la plus grande partie 
          de l'économie de l'information, depuis les séries télévisées 
          à l'eau de rose jusqu'à l'analyse financière. Les 
          échanges commerciaux s'apparenteront alors davantage à 
          l'achat de billets pour un spectacle permanent qu'à l'achat d'unités 
          distinctes de marchandise connues à l'avance.
        L'autre modèle, bien sûr, est le service. Toute la classe 
          des professions de service - médecins, juristes, consultants, 
          architectes, etc. - reçoit d'ores et déjà une rémunération 
          directe de sa propriété intellectuelle. On n'a pas besoin 
          de législation sur les droits de reproduction quand on touche 
          des honoraires.
        En fait, ce modèle s'est appliqué jusqu'à la fin 
          du XVIIIe siècle à la plus grande partie de ce qui est 
          aujourd'hui soumis au droit de reproduction. Avant l'industrialisation 
          de la création, les écrivains, les compositeurs, les artistes 
          et leurs semblables produisaient leurs oeuvres comme un service privé 
          rendu à des mécènes. En l'absence d'objets à 
          diffuser dans un marché de masse, les créateurs vont revenir 
          à une condition à peu près semblable à celle-ci, 
          si ce n'est qu'ils seront au service de nombreux mécènes 
          et non plus d'un seul.
        Nous assistons déjà à la naissance d'entreprises 
          dont l'existence repose sur le soutien et l'amélioration des 
          logiciels qu'ils produisent sans pour autant les vendre en les emballant 
          sous cellophane ou en les noyant au milieu d'un tas de gadgets.
        La nouvelle entreprise de Trip Hawkins, 3DO, spécialisée 
          dans la création et la concession d'outils multimédia, 
          est un exemple de ce que je décris. 3DO ne compte produire aucun 
          logiciel commercial et ne va rien vendre à l'utilisateur final. 
          Elle jouera le rôle, en quelque sorte, d'un concepteur de normes 
          privées, servant d'intermédiaire entre les créateurs 
          de logiciels et d'autres produits, qui seront leurs concessionnaires. 
          Elle fournira le point d'intersection des relations qu'entretiendront 
          toutes sortes d'entités les unes avec les autres.
        Dans tous les cas, que vous vous considériez comme un fournisseur 
          de services ou un auteur-exécutant, la protection future de votre 
          propriété intellectuelle dépendra de votre capacité 
          à contrôler votre relation avec le marché - une 
          relation qui, très probablement, va vivre et évoluer pendant 
          un certain laps de temps.
        La valeur de cette relation résidera dans la qualité 
          de l'exécution, la singularité de votre point de vue, 
          la validité de vos compétences, leur pertinence vis-à-vis 
          du marché et, condition essentielle, la possibilité qu'aura 
          ce marché d'accéder à vos services créatifs 
          de façon rapide, commode et interactive.
        - Interaction et protection.
        L'interaction directe garantira efficacement, à l'avenir, la 
          protection de la propriété intellectuelle et, à 
          dire vrai, c'est déjà le cas. Personne ne sait combien 
          de gens, après avoir piraté un logiciel, ont fini par 
          en acheter un exemplaire autorisé après avoir appelé 
          l'éditeur pour une question d'assistance technique et avoir constaté 
          que celle-ci n'était fournie qu'en échange d'une preuve 
          d'achat; je serais tenté de croire que leur nombre est très 
          élevé.
        Le même genre de contrôle sera applicable aux relations 
          sous forme de «questions-réponses entre une autorité 
          (ou un artiste) et ceux qui recherchent son expertise. Les bulletins, 
          les magazines et les livres seront complétés par la possibilité 
          offerte à leurs acheteurs de poser directement des questions 
          aux auteurs.
        L'interactivité sera un service que l'on pourra facturer, même 
          en l'absence d'auteur. À mesure que les gens entreront dans le 
          Net et s'habitueront à prendre leur information directement à 
          la source, sans passer par le filtre des médias centralisés, 
          ils s'efforceront de développer la même capacité 
          interactive pour explorer la réalité, ce qu'ils ne pouvaient 
          faire autrefois qu'en s'appuyant sur leur propre expérience. 
          L'accès en direct à ces «yeux et ces «oreilles 
          lointains sera bien plus facile à contrôler que l'accès 
          à des paquets statiques d'information stockée et aisément 
          reproductible.
        Dans la plupart des cas, le contrôle reposera sur la limitation 
          de l'accès à l'information la plus fraîche et la 
          plus précise. Il s'agira de définir le billet, le lieu, 
          l'auteur-exécutant et l'identité du porteur du billet, 
          toutes définitions dont je suis convaincu qu'elles prendront 
          forme à partir de la technologie et non de la législation.
        Dans la plupart des cas, la technologie qui fournira ces définitions 
          sera la cryptographie.
        La mise en crypto-bouteilles
        La cryptographie, comme je l'ai déjà dit peut-être 
          trop souvent, est le «matériau dont seront composés 
          les murs, les frontières - et les bouteilles - du cyberespace.
        La cryptographie pose, bien sûr, des problèmes, comme 
          toute autre méthode purement technique de protection de la propriété. 
          Il m'est toujours apparu que, plus on dissimule ses biens derrière 
          des dispositifs de sécurité, plus ce sanctuaire est susceptible 
          de devenir une cible. Comme je viens d'une région où les 
          gens laissent les clés dans la voiture et ne ferment jamais leur 
          porte à double tour, je reste persuadé que le meilleur 
          obstacle contre le crime est une société dont l'éthique 
          est intacte.
        J'admets volontiers que ce n'est pas dans une société 
          de ce genre que vivent la plupart d'entre nous. Mais je crois également 
          qu'une société qui accorde plus de confiance aux barrières 
          de protection qu'à la conscience finit par faire disparaître 
          cette dernière en faisant de l'effraction et du vol un sport 
          plutôt qu'un crime. C'est ce qui commence déjà à 
          arriver dans le domaine numérique, comme le montre à l'évidence 
          l'activité des hackers.
        J'affirmerais en outre que les tentatives qui ont été 
          faites dès le début pour assurer la protection des droits 
          de propriété en interdisant la reproduction ont contribué 
          à créer les circonstances qui rendent la plupart des utilisateurs 
          d'informatique, par ailleurs très à cheval sur l'éthique, 
          moralement indifférents au fait de posséder des logiciels 
          piratés.
        Au lieu de promouvoir chez les nouveaux-venus à l'informatique 
          le sens du respect de l'oeuvre de leurs camarades, la confiance précoce 
          dans l'interdiction de la reproduction a conduit à l'idée 
          subliminale selon laquelle le piratage d'un produit logiciel donne, 
          en quelque sorte, le «droit de l'utiliser. Beaucoup de gens se 
          sont bientôt sentis libres de faire tout ce qu'ils voulaient, 
          le seul frein étant, non pas la conscience, mais la difficulté 
          technique. Cette attitude va continuer d'être une source potentielle 
          d'ennuis pour le cryptage des marchandises numérisées.
        Il est bon de se rappeler, en guise d'avertissement, que l'interdiction 
          de reproduire a été rejetée par le marché 
          dans nombre de secteurs. La plupart des tentatives qui vont être 
          faites à l'avenir pour employer des systèmes anti-reproduction 
          fondés sur la cryptographie vont probablement subir le même 
          sort. Les gens ne sont pas prêts à tolérer que les 
          ordinateurs deviennent plus difficiles à utiliser qu'ils ne le 
          sont déjà sans aucun avantage pour l'utilisateur.
        Néanmoins, le cryptage a déjà donné quelques 
          preuves de son efficacité. Les nouveaux abonnements à 
          divers services commerciaux de télévision par satellite 
          ont récemment grimpé en flèche après la 
          mise en place de dispositifs de cryptage plus résistants, et 
          ce malgré l'explosion d'un marché sauvage des décodeurs 
          pirates mené par des gens plus intéressés par les 
          coups juteux que par le déchiffrement des codes.
        Une autre limite évidente du cryptage envisagé comme 
          une solution globale est que, dès qu'un contenu a été 
          décodé par un abonné légitime, il devient 
          susceptible d'être massivement reproduit.
        Dans certains cas, la reproduction après décodage peut 
          ne pas être un phénomène gênant. En effet, 
          beaucoup de produits informationnels perdent presque toute valeur avec 
          le temps. Il se pourrait bien que les produits en question ne présentent 
          d'intérêt que pour ceux qui ont acheté la faculté 
          d'en disposer immédiatement.
        En outre, plus les logiciels vont devenir modulaires, plus leur distribution 
          se fera en ligne, et plus ils prendront la forme d'une interaction directe 
          avec l'utilisateur final. La succession discontinue des nouvelles versions 
          sera remplacée par un processus constant d'amélioration 
          et d'adaptation graduelle, qui sera en partie le fait d'interventions 
          humaines et sera en partie engendrée par des algorithmes. Les 
          copies pirates de logiciels deviendront peut-être trop statiques 
          pour avoir encore de la valeur pour qui que ce soit.
        Même dans un cas comme celui des images, où l'on attend 
          de l'information qu'elle reste semblable à elle-même, un 
          fichier non crypté pourra toujours être entremêlé 
          avec des codes qui continueront à les protéger à 
          l'aide d'une vaste gamme de procédés.
        Dans la plupart des situations que je suis à même de prévoir, 
          le fichier pourrait être «vivant, grâce à des 
          logiciels dormants capables de «percevoir les circonstances environnantes 
          et d'interagir avec elles. Par exemple, il pourrait contenir un code 
          qui, après avoir détecté qu'une reproduction est 
          en cours, en provoquera l'autodestruction.
        D'autres méthodes pourraient donner au fichier la capacité 
          d'envoyer un message sur le Net à son propriétaire original. 
          Le maintien de l'intégrité de certains fichiers pourrait 
          être soumis à la condition que leurs détenteurs 
          les «alimentent périodiquement avec de l'argent numérique 
          qu'il verseraient à leurs auteurs.
        Bien sûr, l'idée que des fichiers puissent être 
          dotés d'une capacité autonome de communication produit 
          une impression aussi désagréable que l'idée qu'il 
          existe des virus sur Internet, tels que le Morris Internet Worm 
          (le «ver de Morris) (19). Les 
          fichiers «en direct présentent bel et bien une analogie 
          avec les virus, et la vie privée pourrait être sérieusement 
          menacée si chaque ordinateur était bourré de balises 
          d'espionnage numériques.
        Le point essentiel est que la cryptographie va faire naître de 
          nombreuses technologies de protection qui vont se développer 
          rapidement, du fait de l'éternelle compétition entre les 
          faiseurs de codes et les briseurs de codes.
        Mais la cryptographie ne servira pas seulement à dresser des 
          barrières. Elle rend également possible la signature numérique 
          ainsi que la monnaie numérique déjà mentionnée 
          - deux éléments qui, selon moi, vont être d'une 
          importance fondamentale pour la protection future de la propriété 
          intellectuelle.
        Il me semble que l'échec, généralement admis, 
          du modèle du paiement facultatif en matière de logiciels 
          a moins à voir avec la malhonnêteté des utilisateurs 
          qu'avec l'incommodité du paiement. Dès lors que l'opération 
          de paiement sera automatisée, comme cela va devenir le cas grâce 
          à la monnaie et à la signature numériques, je crois 
          que les créateurs de produits informationnels vont récolter 
          beaucoup plus d'argent pour ce qu'ils lancent de façon désintéressée 
          dans le cyberespace.
        En outre, ils s'épargneront la plupart des frais qu'entraînent 
          aujourd'hui la mise sur le marché, la fabrication, la vente et 
          la distribution de produits informationnels, qu'il s'agisse de programmes 
          informatiques, de livres, de disques compacts (audio ou multimédia) 
          ou de films. Il s'ensuivra une baisse des prix qui favorisera la pratique 
          du paiement facultatif. 
        Il n'en reste pas moins qu'un système qui exige que l'on paie 
          pour avoir le droit d'accès à une expression singulière 
          pose un problème de principe. Un tel système est aux antipodes 
          de l'intention initiale de Jefferson, qui voulait que les idées 
          soient accessibles à chacun, quelle que soit sa situation économique. 
          Je ne me satisfais pas d'un modèle qui réserve l'information 
          aux nantis.
        L'économie des verbes
        L'avenir des formes et des méthodes de protection de la propriété 
          intellectuelle est enveloppé d'épaisses ténèbres 
          depuis que nous sommes entrés dans l'ère du virtuel. Je 
          crois néanmoins pouvoir énoncer (ou répéter) 
          quelques propositions simples qui, je le pense sincèrement, ne 
          paraîtront pas trop risibles dans cinquante ans.
        
          1° En l'absence des anciens contenants, presque tout ce que 
            nous croyons savoir sur la propriété intellectuelle 
            est faux. Il va nous falloir le désapprendre. Il va nous falloir 
            considérer l'information comme si nous la rencontrions pour 
            la première fois.
          2° Les protections que nous élaborerons reposeront sur 
            l'éthique et la technologie plutôt que sur la législation.
          3° Le cryptage constituera, dans la plupart des cas, la condition 
            technique de la protection de la propriété intellectuelle. 
            (C'est l'une des raisons pour lesquelles les procédés 
            de cryptage doivent être beaucoup plus largement disponibles 
            qu'aujourd'hui.)
          4° L'économie de l'avenir ne sera pas fondée sur 
            la possession mais sur la relation. Elle ne sera pas séquentielle 
            mais continue.
        
        Enfin, dans les prochaines années, les échanges humains 
          seront davantage virtuels que physiques ; il ne s'agira pas d'échanges 
          matériels - à moins que l'on n'entende par «matière 
          celle dont les rêves sont faits. Notre futur commerce aura pour 
          cadre un monde de verbes plutôt qu'un monde de noms.
        Ojo Caliente (Nouveau Mexique), 1er octobre 1992
        New York (N.Y.), 6 novembre 1992
        Brookline (Massachusetts), 8 novembre 1992
        New York (N.Y.), 15 novembre 1993
        San Francisco (Californie), 20 novembre 1993
        Pinedale (Wyoming), 24-30 novembre 1993
        New York (N.Y.), 13-14 décembre 1993
        La présente expression a vécu et est parvenue à 
          son point actuel de développement dans le temps et l'espace précisés 
          ci-dessus. Bien qu'elle soit ici publiée sous forme imprimée, 
          j'espère qu'elle continuera d'évoluer dans sa forme liquide, 
          si possible pendant des années.
        [On la trouve en version originale sur www.eff.org/pub/Misc/Publications/John_Perry_Barlow/idea_economy.article.Elle 
          est traduite ici par Jean-Marc Mandosio.]
        Les pensées qui y sont exprimées ne sont pas seulement 
          «miennes, mais se sont assemblées dans un champ d'interaction 
          qui a accédé à l'existence entre moi et quelques 
          autres personnes, auxquelles je suis reconnaissant. Je pense tout particulièrement 
          à Pamela Samuelson, Kevin Kelly, Mitch Kapor, Mike Godwin, Stewart 
          Brand, Mike Holderness, Miram Barlow, Danny Hillis, Trip Hawkins et 
          Alvin Toffler.
        Je dois toutefois reconnaître en toute honnêteté 
          que, lorsque Wired va m'envoyer un chèque pour avoir temporairement 
          «fixé cette expression dans les pages de ce magazine, personne 
          d'autre que moi ne le touchera ...