LES BARBARES DU BAZAR,
Une introduction aux faubourgs de la Nouvelle Economie

par Florent Latrive

<florent.latrive@freescape.eu.org>

 

LA NOUVELLE ECONOMIE, concept en vogue évoquant la croissance dopée par la high-tech, les réseaux et l'informatique, est une machine vulgaire: on y parle marketing ciblé, capital-risque, business plan, retour sur investissement et profilage des clients. Ses échoppes sont des galeries marchandes qui s'offrent à des cyberconsommateurs en quelques clics. Son héros est un jeune multimillionnaire, enrichi par la frénésie d'un marché électronique planétaire. Pourtant, quelque part aux confins de ce modèle, se dessine un mouvement aux idéaux moins triviaux. Ses artisans parlent de liberté, d'échange, de création, de partage, de don. De citoyenneté, aussi. Ils repoussent les modes de production centralisés - une entreprise, un chef - pour travailler collectivement, via l'Internet. Bénévoles par l'esprit sinon dans la pratique, ils mettent leurs créations à disposition de tous et veillent à ce que personne ne se les approprient. Ils ont débuté par le logiciel, s'attachent aujourd'hui à la musique, à la vidéo, à la littérature. Au savoir sous toutes ses formes. Face à la Cathédrale de l'économie classique, à ses codes et à ses rites, ce sont les barbares du Bazar(1), les libres enfants de la numérisation de la connaissance.

1. Enfants du numérique, les innocents du possible

Lorsque l'on demande à Richard Stallman, l'un des plus emblématiques représentants de ces barbares du Bazar, comment il est venu au «Libre», il raconte une colère datant des années 70, alors qu'il travaillait au laboratoire d'intelligence artificielle du prestigieux Massachussets Institute of Technology. L'imprimante de son bureau ne lui obéissait pas, et il ne pouvait accèder au logiciel qui la contrôlait pour le modifier lui-même, selon ses désirs et ses besoins.«C'est secret, protégé par des droits et des brevets», lui rétorquait le constructeur. À cette opacité, une raison simple: le programme de l'imprimante était livré sans son code source, ses secrets de fabrication. Sans accès à ceux-ci, Richard Stallman ne pouvait adapter lui-même le logiciel rétif. Et aurait-il pu y accéder qu'il n'aurait pas eu le droit d'intervenir sur leur contenu, ni de diffuser ses perfectionnements à d'autres utilisateurs de la même imprimante. Quelques années plus tard, en 1985, Stallman fondait la Free Software Foundation, avec comme objectif de créer des logiciels diffusés avec leur code source. Des logiciels que tout un chacun pouvait copier à l'infini, modifier au gré de ses besoins, et redistribuer à sa convenance. Des logiciels que personne ne pouvait s'approprier. Des logiciels libres.

Quinze ans plus tard, Linux, système d'exploitation libre, fruit du travail de Stallman, de Linus Torvalds, rejoints par des milliers d'anonymes, encercle Microsoft, dont le propre logiciel Windows domine le marché. Les tombereaux de dollars que Bill Gates est habitué à déverser pour expulser de son chemin les entreprises concurrentes n'y font rien : le tout puissant Gates ne se heurte pas à une entreprise classique, mais à des milliers de programmeurs bénévoles, répartis sur toute la planète et animés par le seul désir de proposer un logiciel complet, efficace et ouvert à tous.

Mais surtout, depuis la création de la FSF, le Bazar s'est étendu à la mesure de la montée en puissance de l'informatique. Si les logiciels ont naturellement inauguré le mouvement du «Libre», c'est grâce à leur intimité avec le numérique: un programme est une suite de 0 et de 1, installé sur le disque dur d'un ordinateur. Offert à la copie, au clonage parfait, à la diffusion rapide, pour des coûts proches de zéro. Or l'informatique est aujourd'hui omniprésente, les ordinateurs sont reliés en réseau grâce à l'Internet, et, progressivement, c'est tout le savoir qui se retrouve sous forme de 0 et de 1. En basculant du vinyl au disque compact, la musique a suivi ce chemin. Pour ensuite se marier à l'ordinateur, puis au Web et à la diffusion massive, par la magie d'un format, le MP3. La vidéo et les films suivent la même voie, avec le DVD vidéo, et l'augmentation des débits sur l'Internet. Tandis que la littérature, elle, existe sous forme de fichiers numériques depuis longtemps (2). L'ordinateur, d'outil de travail austère, se branche sur le quotidien, se pare d'extensions pour jouer de la musique, ou regarder des films. Tandis que s'annoncent déjà les livres à encre digitale, rechargeables à volonté. Les internautes samplent, triturent, diffusent, aggrègent, améliorent ces flux de bits. Avec la même inconscience qu'ils photocopiaient quelques pages de leurs livres favoris pour les donner à leurs amis. Avec la même naïveté qu'ils découpaient des photos, puis les recollaient ensemble pour offrir un montage personnalisé à leur entourage. Avec la même bonne foi qu'ils enregistraient des extraits de musique à la radio, ajoutaient leur voix, pour composer une chanson de leur cru. Mais aujourd'hui, leur public potentiel, c'est la planète. Si au début du XVIIIe siècle les censeurs français n'avaient à contrôler que 200 à 400 ouvrages par an (3), il suffit aujourd'hui de quelques minutes à n'importe qui pour mettre à disposition sur le Web ses oeuvres originales, ses montages, collages, bidouillages, et ce dans tous les domaines du savoir. Et de quelques minutes supplémentaires pour qu'un autre internaute se saisisse de cette création, la personnalise, et la rediffuse par le même canal.

Les libres enfants de Summerhill (4) grandissaient sans connaître l'autorité arbitraire et la coercition, les libres enfants du savoir numérique ont grandi dans l'ignorance obstinée des règles et des codes régissant le savoir. Immergés dans une culture du don et de l'échange, ils se heurtent aujourd'hui aux péages qui ceignent le champs de la connaissance et sa diffusion.

2. Contamination : virus, symbiose, mutation

Face à l'instinct du Libre, à l'échange et à la diffusion des savoirs, les barbares du Bazar buttent sur les lois sur la propriété intellectuelle, les droits d'auteurs, les copyright, les brevets, les licences, autant de balises censées protéger les créateurs, pour favoriser l'existence même de cette création. Lorsque les artisans du Libre évoquent l'échange, la connaissance et le partage, les gardiens de la création entendent piratage, copie et plagiat. Lorsque que les libres enfants du savoir parlent de contribuer au savoir collectif, une coalition mêlant les plus avides businessmen et nombre d'idéalistes convaincus de la justesse de leur combat leur rétorque: «Vous allez étouffer la création.»

Avec l'Internet et l'informatique, le «Libre» se hasarde sur la frontière entre protection légitime des auteurs et créateurs, d'une part, et droit du public à l'information, d'autre part. Il bouscule et interroge ce fragile équilibre, sédimentation de lois et de règle établies au fil des années. Que la balance penche en faveur des créateurs - ou plutôt de leurs intermédiaires, éditeurs, producteurs, sociétés de gestion collective, tout ceux qui font commerce de l'oeuvre des autres -, et c'est la diffusion du savoir lui-même qui se retrouve entravée. Qu'elle privilégie l'intérêt général, et c'est le système qui vacille, la subtile et fragile organisation économique de la création qui bascule dans l'inconnu.

Face à cette Cathédrale solidement établie, le Libre pratique l'entrisme. Plutôt que de se heurter de front à ce monde hérissé de barrières, les libres enfants du savoir digital en adoptent le langage et les us. On leur signale que l'échange et les contributions volontaires n'ont aucun impact sur le PIB? Ils répondent que, d'ores et déjà, toute une industrie a pris place autour du logiciel Libre. Des sociétés comme Red Hat, Suse ou Mandrake vivent en distribuant Linux, et se rémunèrent en vendant des services personnalisés autour de ce logiciel. Des groupes de musique mettent à disposition leurs chansons sur le Web, et, en retour, bénéficient du bouche à oreille, d'une diffusion massive et peu coûteuse.

Le Libre s'est même doté de licences, de contrats, qui s'inscrivent au coeur même des lois sur la propriété intellectuelle, en les détournant. Ainsi, la plupart des logiciels Libres sont accompagnés de la GPL (General Public Licence), lancée par Richard Stallman au moment de la création de sa fondation. Alors que le droit d'auteur a été créé pour permettre le contrôle de l'oeuvre et limiter sa diffusion, la GPL parvient, en utilisant les règles mêmes du droit d'auteur, à inverser cette logique (5). Avec cette licence, un logiciel devient dupliquable, modifiable, et rediffusable. Sans que personne n'ait le droit d'empêcher ce phénomène. Et les clones de la GPL destinées aux textes, à la musique, au multimédia et à toutes les formes de création, se multiplient.

C'est bien là le levier principal des artisans du Libre. Plutôt que de nier et vouloir remplacer les modes de production classiques dans un domaine crucial, l'économie de l'immatériel, le «modèle Libre» s'insère en son sein, opère une symbiose parfaite avec les structures du capitalisme, pour tenter de le faire muter, de remplacer la notion centrale de propriété par celle de liberté. Une offensive frontale aurait condamné les Libres enfants à la Révolution, cette contamination incite le système à l'évolution. Ils ne préparent pas un hypothétique Grand Soir en cachant des ordinateurs dans les granges, mais infiltrent le système économique pour retourner ses valeurs et ses pratiques.

3. Une boîte à outils du Libre

Marqué par cette approche pragmatique, le Libre est avant tout un laboratoire de l'opératoire, une expérimentation grandeur réelle au sein même du système, et ses animateurs se veulent avant tout praticiens, et non théoriciens. La sélection de textes et d'articles que nous avons effectuée dans ce livre en apporte la preuve. Volontairement partielle, elle mêle des approches variées, techniques, politiques, philosophiques, artistiques, ou tout simplement factuelles. S'y expriment des points de vue différents, parfois incohérents, voire opposés. Tous parlent de politique, dessinant une coalition improbable: néolibéraux, libertariens, tiers-mondistes ou encore protomarxistes. Richard Barbrook évoque même l'anarcho-communisme. Mais peu importe les nuances et les chapelles, les classifications politiques classiques peinent à dépeindre le mouvement qui se dessine. Elles prêteraient même à rire si l'on ne vérifiait qu'aucun des auteurs choisis pour ce livre, quelle que soit sa position, ne prétend imposer un grand dessein, ni même décrire une idéologie globalisante. Les barbares du Bazar parlent d'individu et de savoir, de liberté et de création, sans autre ambition que d'explorer des pistes, de donner des indices, d'alimenter le débat. Et surtout, de mettre en pratique leurs idéaux à leur échelle, celle de l'individu désireux d'échanger et de partager son savoir avec les autres. C'est aussi l'objectif de ce livre, boîte à outils du Libre, simple contribution à un débat sur un phénomène que nous pressentons majeur dans l'histoire des idées et de leur diffusion. La Nouvelle Économie est encerclée par ses faubourgs, et déjà contaminée par leur vivacité. Bientôt détournée? Possible d'imaginer la suite? Ce n'est qu'un début...

Malétable, décembre 1999.

 

 

 

 

Notes

 

1. Ce modèle de production décentralisé et collaboratif a été décrit par Eric Raymond dans «The Cathedral and the Bazaar», First Monday, Vol.3 N° 3, mars 1998. Traduction française de Sébastien Blondeel (R)

2. N.d.e. Même si dans le cas du livre, le passage n'est pas d'une technologie à une autre dans un bref laps de temps (comme du vinyl au CD), mais passage d'un monde à l'autre, ce qui continue de conférer au livre un statut particulier, irremplaçable sous sa forme originelle, gardien de la porte du château qu'il ne tient qu'à nous de franchir, pour «reprendre notre souffle». En témoigne l'enthousiasme avec lequel la plupart des contributeurs de ce volume ont accepté de voir leurs écrits déjà digitalisés, et depuis un certain temps disponibles librement sur le Net, reprendre leur élan d'encre et de papier dans l'objet que vous avez entre les mains. L'annonce de la commercialisation du ebook et de l'encre digitale devra encore bouleverser les choses. En attendant, demandez-vous pourquoi vous avez dépensé 180 F pour un livre disponible gratuitement et intégralement sur Internet.(R)

3. Dominique Reynié, Le Triomphe de l'opinion publique. L'espace public français du XVIe au XXe siècle, Odile Jacob, Paris, 1998.(R)

4. Le titre est évidemment un clin d'oeil au livre de A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, paru pour la première fois en 1974 chez Maspero, et qui décrivait une expérience d'éducation «permissive» menée en Grande Bretagne par A. S. Neill.(R)

5. Voir l'analyse juridique de la GPL par Mélanie Clément-Fontaine. (R)