LA NOUVELLE ECONOMIE, concept en vogue évoquant
la croissance dopée par la high-tech, les réseaux et l'informatique,
est une machine vulgaire: on y parle marketing ciblé, capital-risque,
business plan, retour sur investissement et profilage des clients. Ses
échoppes sont des galeries marchandes qui s'offrent à
des cyberconsommateurs en quelques clics. Son héros est un jeune
multimillionnaire, enrichi par la frénésie d'un marché
électronique planétaire. Pourtant, quelque part aux confins
de ce modèle, se dessine un mouvement aux idéaux moins
triviaux. Ses artisans parlent de liberté, d'échange,
de création, de partage, de don. De citoyenneté, aussi.
Ils repoussent les modes de production centralisés - une entreprise,
un chef - pour travailler collectivement, via l'Internet. Bénévoles
par l'esprit sinon dans la pratique, ils mettent leurs créations
à disposition de tous et veillent à ce que personne ne
se les approprient. Ils ont débuté par le logiciel, s'attachent
aujourd'hui à la musique, à la vidéo, à
la littérature. Au savoir sous toutes ses formes. Face à
la Cathédrale de l'économie classique, à ses codes
et à ses rites, ce sont les barbares du Bazar(1),
les libres enfants de la numérisation de la connaissance.
1. Enfants du numérique, les innocents du possible
Lorsque l'on demande à Richard Stallman, l'un
des plus emblématiques représentants de ces barbares du
Bazar, comment il est venu au «Libre», il raconte une colère
datant des années 70, alors qu'il travaillait au laboratoire
d'intelligence artificielle du prestigieux Massachussets Institute
of Technology. L'imprimante de son bureau ne lui obéissait
pas, et il ne pouvait accèder au logiciel qui la contrôlait
pour le modifier lui-même, selon ses désirs et ses besoins.«C'est
secret, protégé par des droits et des brevets», lui
rétorquait le constructeur. À cette opacité, une
raison simple: le programme de l'imprimante était livré
sans son code source, ses secrets de fabrication. Sans accès
à ceux-ci, Richard Stallman ne pouvait adapter lui-même
le logiciel rétif. Et aurait-il pu y accéder qu'il n'aurait
pas eu le droit d'intervenir sur leur contenu, ni de diffuser ses perfectionnements
à d'autres utilisateurs de la même imprimante. Quelques
années plus tard, en 1985, Stallman fondait la Free Software
Foundation, avec comme objectif de créer des logiciels diffusés
avec leur code source. Des logiciels que tout un chacun pouvait copier
à l'infini, modifier au gré de ses besoins, et redistribuer
à sa convenance. Des logiciels que personne ne pouvait s'approprier.
Des logiciels libres.
Quinze ans plus tard, Linux, système d'exploitation libre, fruit
du travail de Stallman, de Linus Torvalds, rejoints par des milliers
d'anonymes, encercle Microsoft, dont le propre logiciel Windows domine
le marché. Les tombereaux de dollars que Bill Gates est habitué
à déverser pour expulser de son chemin les entreprises
concurrentes n'y font rien : le tout puissant Gates ne se heurte pas
à une entreprise classique, mais à des milliers de programmeurs
bénévoles, répartis sur toute la planète
et animés par le seul désir de proposer un logiciel complet,
efficace et ouvert à tous.
Mais surtout, depuis la création de la FSF, le Bazar s'est étendu
à la mesure de la montée en puissance de l'informatique.
Si les logiciels ont naturellement inauguré le mouvement du «Libre»,
c'est grâce à leur intimité avec le numérique:
un programme est une suite de 0 et de 1, installé sur le disque
dur d'un ordinateur. Offert à la copie, au clonage parfait, à
la diffusion rapide, pour des coûts proches de zéro. Or
l'informatique est aujourd'hui omniprésente, les ordinateurs
sont reliés en réseau grâce à l'Internet,
et, progressivement, c'est tout le savoir qui se retrouve sous forme
de 0 et de 1. En basculant du vinyl au disque compact, la musique a
suivi ce chemin. Pour ensuite se marier à l'ordinateur, puis
au Web et à la diffusion massive, par la magie d'un format, le
MP3. La vidéo et les films suivent la même voie, avec le
DVD vidéo, et l'augmentation des débits sur l'Internet.
Tandis que la littérature, elle, existe sous forme de fichiers
numériques depuis longtemps (2).
L'ordinateur, d'outil de travail austère, se branche sur le quotidien,
se pare d'extensions pour jouer de la musique, ou regarder des films.
Tandis que s'annoncent déjà les livres à encre
digitale, rechargeables à volonté. Les internautes samplent,
triturent, diffusent, aggrègent, améliorent ces flux de
bits. Avec la même inconscience qu'ils photocopiaient quelques
pages de leurs livres favoris pour les donner à leurs amis. Avec
la même naïveté qu'ils découpaient des photos,
puis les recollaient ensemble pour offrir un montage personnalisé
à leur entourage. Avec la même bonne foi qu'ils enregistraient
des extraits de musique à la radio, ajoutaient leur voix, pour
composer une chanson de leur cru. Mais aujourd'hui, leur public potentiel,
c'est la planète. Si au début du XVIIIe siècle
les censeurs français n'avaient à contrôler que
200 à 400 ouvrages par an (3),
il suffit aujourd'hui de quelques minutes à n'importe qui pour
mettre à disposition sur le Web ses oeuvres originales, ses montages,
collages, bidouillages, et ce dans tous les domaines du savoir. Et de
quelques minutes supplémentaires pour qu'un autre internaute
se saisisse de cette création, la personnalise, et la rediffuse
par le même canal.
Les libres enfants de Summerhill (4)
grandissaient sans connaître l'autorité arbitraire et la
coercition, les libres enfants du savoir numérique ont grandi
dans l'ignorance obstinée des règles et des codes régissant
le savoir. Immergés dans une culture du don et de l'échange,
ils se heurtent aujourd'hui aux péages qui ceignent le champs
de la connaissance et sa diffusion.
2. Contamination : virus, symbiose, mutation
Face à l'instinct du Libre, à l'échange et à
la diffusion des savoirs, les barbares du Bazar buttent sur les lois
sur la propriété intellectuelle, les droits d'auteurs,
les copyright, les brevets, les licences, autant de balises censées
protéger les créateurs, pour favoriser l'existence même
de cette création. Lorsque les artisans du Libre évoquent
l'échange, la connaissance et le partage, les gardiens de la
création entendent piratage, copie et plagiat. Lorsque que les
libres enfants du savoir parlent de contribuer au savoir collectif,
une coalition mêlant les plus avides businessmen et nombre d'idéalistes
convaincus de la justesse de leur combat leur rétorque: «Vous
allez étouffer la création.»
Avec l'Internet et l'informatique, le «Libre» se hasarde
sur la frontière entre protection légitime des auteurs
et créateurs, d'une part, et droit du public à l'information,
d'autre part. Il bouscule et interroge ce fragile équilibre,
sédimentation de lois et de règle établies au fil
des années. Que la balance penche en faveur des créateurs
- ou plutôt de leurs intermédiaires, éditeurs, producteurs,
sociétés de gestion collective, tout ceux qui font commerce
de l'oeuvre des autres -, et c'est la diffusion du savoir lui-même
qui se retrouve entravée. Qu'elle privilégie l'intérêt
général, et c'est le système qui vacille, la subtile
et fragile organisation économique de la création qui
bascule dans l'inconnu.
Face à cette Cathédrale solidement établie, le
Libre pratique l'entrisme. Plutôt que de se heurter de front à
ce monde hérissé de barrières, les libres enfants
du savoir digital en adoptent le langage et les us. On leur signale
que l'échange et les contributions volontaires n'ont aucun impact
sur le PIB? Ils répondent que, d'ores et déjà,
toute une industrie a pris place autour du logiciel Libre. Des sociétés
comme Red Hat, Suse ou Mandrake vivent en distribuant Linux, et se rémunèrent
en vendant des services personnalisés autour de ce logiciel.
Des groupes de musique mettent à disposition leurs chansons sur
le Web, et, en retour, bénéficient du bouche à
oreille, d'une diffusion massive et peu coûteuse.
Le Libre s'est même doté de licences,
de contrats, qui s'inscrivent au coeur même des lois sur la propriété
intellectuelle, en les détournant. Ainsi, la plupart des logiciels
Libres sont accompagnés de la GPL (General Public Licence),
lancée par Richard Stallman au moment de la création de
sa fondation. Alors que le droit d'auteur a été créé
pour permettre le contrôle de l'oeuvre et limiter sa diffusion,
la GPL parvient, en utilisant les règles mêmes du droit
d'auteur, à inverser cette logique (5).
Avec cette licence, un logiciel devient dupliquable, modifiable, et
rediffusable. Sans que personne n'ait le droit d'empêcher ce phénomène.
Et les clones de la GPL destinées aux textes, à la musique,
au multimédia et à toutes les formes de création,
se multiplient.
C'est bien là le levier principal des artisans du Libre. Plutôt
que de nier et vouloir remplacer les modes de production classiques
dans un domaine crucial, l'économie de l'immatériel, le
«modèle Libre» s'insère en son sein, opère
une symbiose parfaite avec les structures du capitalisme, pour tenter
de le faire muter, de remplacer la notion centrale de propriété
par celle de liberté. Une offensive frontale aurait condamné
les Libres enfants à la Révolution, cette contamination
incite le système à l'évolution. Ils ne préparent
pas un hypothétique Grand Soir en cachant des ordinateurs dans
les granges, mais infiltrent le système économique pour
retourner ses valeurs et ses pratiques.
3. Une boîte à outils du Libre
Marqué par cette approche pragmatique, le Libre est avant tout
un laboratoire de l'opératoire, une expérimentation grandeur
réelle au sein même du système, et ses animateurs
se veulent avant tout praticiens, et non théoriciens. La sélection
de textes et d'articles que nous avons effectuée dans ce livre
en apporte la preuve. Volontairement partielle, elle mêle des
approches variées, techniques, politiques, philosophiques, artistiques,
ou tout simplement factuelles. S'y expriment des points de vue différents,
parfois incohérents, voire opposés. Tous parlent de politique,
dessinant une coalition improbable: néolibéraux, libertariens,
tiers-mondistes ou encore protomarxistes. Richard Barbrook évoque
même l'anarcho-communisme. Mais peu importe les nuances et les
chapelles, les classifications politiques classiques peinent à
dépeindre le mouvement qui se dessine. Elles prêteraient
même à rire si l'on ne vérifiait qu'aucun des auteurs
choisis pour ce livre, quelle que soit sa position, ne prétend
imposer un grand dessein, ni même décrire une idéologie
globalisante. Les barbares du Bazar parlent d'individu et de savoir,
de liberté et de création, sans autre ambition que d'explorer
des pistes, de donner des indices, d'alimenter le débat. Et surtout,
de mettre en pratique leurs idéaux à leur échelle,
celle de l'individu désireux d'échanger et de partager
son savoir avec les autres. C'est aussi l'objectif de ce livre, boîte
à outils du Libre, simple contribution à un débat
sur un phénomène que nous pressentons majeur dans l'histoire
des idées et de leur diffusion. La Nouvelle Économie est
encerclée par ses faubourgs, et déjà contaminée
par leur vivacité. Bientôt détournée? Possible
d'imaginer la suite? Ce n'est qu'un début...
Malétable, décembre 1999.