Droit de Citation
par Negativland

  Antoine Moreau Intertexte [Overall OpenArt]

 

COMME L'A MONTRÉ DUCHAMP voici plusieurs décennies, l'acte de sélectionner peut être une forme d'inspiration aussi originale et significative que n'importe quelle autre. Dans nos divers médias de masse, nous trouvons aujourd'hui de nombreux artistes qui travaillent en «sélectionnant» des matériaux culturels préexistants pour les agencer, créer à partir d'eux et les commenter. D'une façon générale, cette voie continue d'être explorée par des artistes «sérieux» aussi bien que par des artistes «populaires». Est-ce du vol ? Les artistes ont-ils le droit, que ce soit ou non à des fins de lucre, de librement «échantillonner» l'environnement électronique déjà «créé» qui les entoure, pour l'intégrer à leur propre travail ?

La psychologie de l'art a favorisé le «vol» fragmentaire d'une façon qui n'engendre aucune perte pour le propriétaire. En réalité, la plupart des artistes parlent librement de la quantité de choses qu'ils ont volées à un moment ou à un autre. Au royaume des idées, des techniques, des styles, etc., la plupart des artistes savent que le vol (appelez cela des «influences» si vous voulez avoir l'air politiquement correct) est un acte non seulement acceptable, mais souhaitable, voire essentiel pour le développement de la création. Cette manière éprouvée d'avancer a dominé le monde artistique depuis que l'art existe et ne doit pas être niée. Pour les créateurs, c'est un fait évident qu'elle fait partie de leur propre expérience.

Certains diront peut-être qu'il y a une grande différence entre voler des idées, des techniques et des styles qui sont dans le domaine public, et voler des biens qui sont soumis au copyright. Mais si l'on met de côté la crainte des poursuites judiciaires qui prévaut de nos jours dans une industrie de l'art enchaînée par les lois, il n'y a rien d'intrinsèquement répréhensible dans le fait qu'un artiste décide d'incorporer des «échantillons» d'art préexistant à son propre travail. Le fait que des lois, motivées par des raisons économiques, l'interdisent n'en fait pas nécessairement une démarche artistique indésirable. En réalité, ce genre de vol peut se réclamer d'une tradition bien établie dans les arts, qui remonte au temps de la révolution industrielle.

Dans les premières années du XXe siècle, les cubistes ont commencé à coller des matériaux de récupération tels que des emballages et des photographies sur leurs tableaux. Nous y voyons aujourd'hui un désir évident et parfaitement naturel d'intégrer à l'oeuvre d'art ou d'y transformer des choses existantes de façon à instaurer une sorte de dialogue de l'oeuvre avec son environnement matériel. Et cet environnement «matériel» a commencé à se développer en prenant des formes de plus en plus étranges et nouvelles. L'appropriation dans les arts a traversé tout le siècle, franchissant les frontières séparant les divers supports et enrichissant constamment son contenu émotionnel, sans tenir compte de la naissance et de la mort des «styles». Elle a pris les formes du collage, des «objets trouvés» dadaïstes et du détournement, et a atteint son plein développement dans les arts visuels au milieu du siècle avec l'appropriation par le Pop Art des icônes de la culture de masse et de l'imagerie des médias. Aujourd'hui, alors que le siècle s'achève, c'est dans la musique que l'appropriation fait rage de nouveau ; elle y constitue une des principales méthodes de création et un sujet de controverse juridique.

Nous pensons qu'il est grand temps que l'évidente valeur esthétique de l'appropriation soit mise en avant pour contrer la prétendue primauté des lois sur la propriété intellectuelle interdisant le libre réemploi des matériaux culturels. S'est-on rendu compte que la propriété privée de la culture de masse est une notion intrinsèquement contradictoire ?

Les artistes ont toujours perçu leur environnement comme une source d'inspiration et comme un matériau brut susceptible d'être modelé et remodelé. Mais le vingtième siècle nous a mis en présence d'un nouvel environnement médiatique en constante expansion - un environnement aussi réel et aussi marquant que l'environnement naturel dont il est, de toute façon, issu. Nous sommes aujourd'hui entourés d'idées, d'images, de musiques et de textes en boîte. Mon poste de télévision m'a dit récemment que la télévision constitue la source principale d'information de 70 à 80 % de la population américaine. La plupart de nos opinions ne naissent plus aujourd'hui de notre propre expérience. Ce sont des opinions reçues. Nos sensations quotidiennes ne sont plus centrées sur la réalité physique qui nous entoure, mais sur les médias qui la saturent. En tant qu'artistes, nous sommes irrésistiblement portés à voir ce nouvel environnement électrifié comme un sujet à commenter, à critiquer, à manipuler.

L'acte de s'approprier des éléments de cet assaut médiatique constitue pour nous une façon de se libérer du statut d'éponges impuissantes dans lequel les annonceurs, qui financent tout cela, désirent nous cantonner. Il s'agit d'une forme indispensable d'auto-défense contre le flux à sens unique des médias, appuyés par les grandes firmes. L'appropriation voit les médias eux-mêmes comme une source révélatrice et comme un sujet à capturer, à réarranger, voire à manipuler par ceux qui le subissent, puis à réinjecter dans le flux. Les «appropriateurs» défendent le droit de créer avec des miroirs.

La culture de nos grandes firmes, au contraire, est déterminée à entrer dans le nouveau siècle en conservant la conviction, pour des raisons économiques, que tout ce qui vient d'être décrit est mauvais. Il n'en reste pas moins que c'est aller contre le sens commun que de nier que, lorsqu'une chose passe sur les ondes, elle entre, littéralement, dans le domaine public. Le fait que les propriétaires de la culture et de sa distribution matérielle puissent soutenir que ce n'est pas vrai est une preuve flagrante de leur capacité de restructurer le sens commun en vue du profit maximum.

Notre évolution culturelle ne peut plus se dérouler comme l'avait toujours fait la culture d'avant le copyright. Une véritable musique folklorique, par exemple, n'est plus possible. Le processus folklorique originel consistant à incorporer des mélodies et des paroles antérieures à des chansons en constante évolution devient impossible dès lors que les mélodies et les paroles sont une propriété privée. Nous vivons aujourd'hui dans une société qui est intoxiquée et contrariée par la propriété culturelle et les protections du copyright à tel point que la notion même de culture de masse est désormais principalement déterminée par l'intérêt économique et par la rémunération de la propriété. Certes, lorsque ces lois ont été édictées, il y avait des problèmes de contrefaçon à régler, mais les lois égoïstes qui en ont résulté ont criminalisé l'idée même de produire une chose en en utilisant une autre.

Le réseau dense et international des restrictions du droit de reproduction a été conçu par des groupes de pression qui ont milité en sa faveur auprès de tous les parlements du monde. Aucun artiste n'y a pris part, mais seulement les intermédiaires parasitaires de la culture - les entités d'édition et de gestion des grandes firmes, qui y ont vu une occasion d'améliorer leurs revenus et celui de leurs clients en exploitant une activité merveilleusement humaine qui se poursuivait comme elle l'avait toujours fait: la réutilisation de la culture. Ces représentants culturels (les avocats qui sont derrière les administrateurs, derrière les agents, derrière les artistes) ont réussi à saper toute source périphérique possible de rémunération potentielle de leurs propriétés artistiques. Tout cela est transformé en propositions de lois sous le prétexte de défendre les intérêts des artistes dans la compétition économique, et le Congrès américain, qui n'a entendu aucun point de vue alternatif, donne toujours son assentiment.

Dans ces circonstances, il existe aujourd'hui deux types d'appropriation: l'appropriation légale et l'appropriation illégale. Mais, demanderez-vous peut-être, si ce genre de travail doit être fait, pourquoi tout le monde ne suit-il pas les règles et ne le fait-il pas légalement? Negativland reste dans les zones d'ombre du droit existant, car l'application de ce dernier reviendrait à nous faire cesser toute activité. Je vous donne là un exemple personnel de la façon dont la législation actuelle sur la propriété intellectuelle sert en réalité à interdire un processus créatif entièrement justifié, qui a inéluctablement émergé de nos technologies de reproduction.

Pour vous approprier ou échantillonner ne serait-ce que quelques secondes de quasiment toute musique actuellement disponible, vous êtes censé faire deux choses: obtenir l'autorisation et payer des droits. Le côté autorisation devient un barrage infranchissable pour toute personne qui pourrait souhaiter utiliser le matériel en question en le plaçant dans un contexte peu flatteur pour l'interprète ou l'oeuvre concernés. Malheureusement, c'est exactement ce que nous voulons faire. Nous nous trouvons donc devant une impasse. Imaginez jusqu'à quel degré de satire vous pouvez aller si vous êtes obligé de demander l'autorisation préalable de faire de ceci ou de cela l'objet d'une satire! Le côté paiement de droits est un obstacle encore plus insurmontable pour nous. Negativland est un petit groupe de gens décidés à conserver leur position critique en restant à l'écart de la norme industrielle. Nous créons et produisons nos propres oeuvres, sur notre propre maison de disques, avec nos propres maigres revenus et en empruntant de l'argent. Nos oeuvres sont en général farcies d'éléments trouvés, de courts fragments enregistrés ici ou là, à partir de tous les types de supports. Il peut y en avoir un ou deux, ou dix ou vingt. Il nous arrive d'utiliser cent éléments différents sur un seul disque. Chacun de ces fragments sonores a un propriétaire différent et chacun de ces propriétaires doit être retrouvé. Cela s'avère la plupart du temps impossible en raison de la nature fragmentaire de notre stock d'éléments pris au hasard à la radio ou à la télévision, qui ne comportent ni le nom ni l'adresse du propriétaire des éléments en question. Lorsqu'il peut être retrouvé, chacun de ces propriétaires, à supposer qu'il soit d'accord avec l'utilisation que nous faisons de sa propriété, voudra recevoir des droits qui peuvent aller de plusieurs centaines à plusieurs milliers de dollars. Le tarif de ces rémunérations est fondé, vous vous en doutez, sur le lucratif commerce inter-entreprises. Même si nous étions capables de faire face à de telles dépenses, nous devrions affronter les frustrations sans fin résultant des efforts faits pour essayer d'obtenir une réponse de la part de bureaucraties léthargiques et indifférentes. Ainsi, notre budget et notre programme nous échapperaient complètement. Les sorties de disques pourraient, littéralement, être retardées pendant des années. En tant que petits indépendants, nous ne mettons sur le marché qu'un seul disque à la fois, et nous ne pourrions pas continuer dans ces conditions. De fait, toute tentative d'entrer dans la légalité nous ferait mettre la clé sous la porte.

Bon, d'accord, nous sommes des petits écervelés, notre manière de travailler n'a pas été prévue par la loi et elle pose trop de problèmes, alors pourquoi ne pas travailler autrement? Nous travaillons de cette façon parce qu'elle nous paraît très intéressante, et que ce n'est pas intéressant du tout de suivre les diverses normes en vigueur. Combien de nos prérogatives artistiques devrions-nous accepter d'abandonner pour pouvoir exercer notre activité dans le cadre d'une culture régie par les propriétaires? L'art souhaite parfois s'orienter dans des directions dangereuses, c'est un risque en démocratie; mais elles ne doivent certainement pas être dictées par ce que les hommes d'affaires veulent bien autoriser. Regardez le dictionnaire - les artistes ne sont pas définis comme des hommes d'affaires! Quand les avocats d'affaires ferment à double tour les portes de l'expérimentation aux artistes, est-on dans une situation saine? N'est-ce pas plutôt la recette de la stagnation culturelle?

Negativland propose quelques amendements susceptibles d'être apportés à nos lois sur la propriété intellectuelle, visant à supprimer, en peu de mots, toute restriction de l'appropriation fragmentaire. D'une façon générale, nous soutenons la finalité de ces lois. Mais nous voulons que la protection et la rémunération des artistes et de leurs administrateurs soit limitée à l'utilisation des oeuvres dans leur intégralité, ainsi qu'à toute forme d'utilisation (intégrale ou fragmentaire) par les annonceurs commerciaux. À cette exception près, les créateurs doivent être libres d'incorporer des fragments des créations d'autrui dans leurs propres oeuvres. Qu'est-ce qu'un «fragment»? Nous pouvons le définir comme «ce qui est inférieur à l'ensemble» d'une oeuvre, pour accorder le bénéfice du doute à l'imprévisibilité. Quoi qu'il en soit, une simple compilation d'oeuvres presque intégrales, si elle était attaquée par le propriétaire des oeuvres, ne pourrait être considérée comme constituant une libre appropriation. Il suffit pour s'en assurer d'effectuer un simple test: les matériaux utilisés sont-ils supplantés par la nouvelle nature de l'utilisation qui en est faite - autrement dit, le tout est-il plus grand que la somme de ses parties? Quand on se trouve confronté à des exemples précis, il n'est généralement pas difficile de s'en rendre compte.

Aujourd'hui, ce type d'encouragement à notre besoin naturel de remixer la culture n'apparaît que d'une façon vague dans la loi sur la propriété intellectuelle, sous le nom de «droit de citation». Le droit de citation vise à autoriser la libre appropriation dans certains cas (parodie ou commentaire). Le plus souvent, ces dispositions sont interprétées de manière conservatrice et pénalisent nombre de «contrevenants». L'extension ou la libéralisation de la notion de «droit de citation» dans les lois existantes pour qu'elle autorise tout usage partiel pour n'importe quelle raison (conformément au principe selon lequel «le tout est plus grand que la somme de ses parties») serait un grand pas en avant. Le reste de la loi sur la propriété intellectuelle pourrait rester, en gros, identique (si c'est ce que nous voulons) et continuer à s'appliquer à tous les cas de vol (contrefaçon) d'une oeuvre entière à des fins commerciales. La beauté du droit de citation est qu'il constitue, dans le cadre de cette loi, la seule reconnaissance du besoin de liberté artistique et de libre expression, et qu'il est déjà susceptible de battre en brèche les autres restrictions. Des procès portant sur l'appropriation, centrés sur la notion de droit de citation et sur la nécessité de le mettre à jour, pourraient contribuer à apporter un peu d'air dans ce bourbier culturel en créant une jurisprudence.

Tant que de telles modifications ne seront pas apportées, les sociétés modernes continueront de subir la domination des grandes firmes sur les «propriétés» culturelles, dans leur lutte acharnée contre le sens commun et les inclinations naturelles de leurs utilisateurs.

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Notes

 

*Texte original disponible sur www.negativland.com/fairuse.html.Traduit par Jean-Marc Mandosio.