Des vidéos libres de droits pour des télévisions de proximité
par Jean Michel Cornu

<Jean-Michel@cornu.eu.org>

 

DANS LES BANLIEUES impersonnelles, il existe trois moyens pratiques pour lier conversation avec des inconnus dans la rue : promenez-vous avec un enfant, avec un animal familier ou avec ... une caméra. Ceux qui ont vu leur voisin « à la télé » entament une discussion pour la première fois avec eux. On frise le paradoxe! La télévision pour recréer du lien social...

Mais voilà. Monter une télévision, même petite, n'est pas si simple. Produire un petit film de cinq, voire deux minutes, demande beaucoup de temps. Pour compléter les reportages et les informations locales, chacun utilise alors quelques émissions thématiques sur la vie quotidienne ou illustrent un sujet local avec des expériences similaires réalisées dans d'autres lieux.

Le problème des droits se pose alors : hors de question d'acheter des droits dans le commerce, ces télévisions vivent de façon très associative. Les budgets oscillent entre 50 000 F et 500 000 F (environ 7 500 à 75 000 euros). La plus petite télévision s'appelle Génération TV. Elle est située à deux pas de Vidéon dans le quartier des pyramides à Evry. Son budget est égal à ... zéro.

Une autre solution consiste à s'échanger gratuitement des films entre télévisions de proximité. Mais en théorie, il faut à chaque fois faire une demande et signer un protocole de cession de droits de diffusion entre les deux organisations. Pas si facile lorsqu'on dispose d'un temps limité et que l'on n'a pas une armada de juristes. C'est de ce constat qu'est partie l'idée de créer une licence publique multimédia sur le modèle du logiciel libre.

Il existe actuellement en France une cinquantaine de ces télévisions de proximité qui diffusent dans un quartier ou un village. La majorité diffuse des cassettes aux habitants ou dans les lieux publics (on appelle cela une télébrouette, image d'une télé et d'un magnétoscope amenés sur la place de village dans une brouette...). Quelques-unes diffusent sur les antennes collectives des immeubles ou des résidences, d'autres utilisent l'accès public sur le câble, bien que la France ne soit pas si bien lotie. Il existe également des diffusions réalisées par des petits émetteurs de télévision. On trouve même les premiers programmes de proximité présentés sur le réseau planétaire : la télé de mon village ou de mon quartier accessible même pour les grands-parents éloignés ou lorsque je suis en vacances !

D'autres pays ont développé de nombreuses télévisions associatives, en particulier lorsque le câble est très répandu. C'est le cas des Pays-Bas, des États-Unis ou du Canada où fleurissent de nombreuses « télévisions communautaires ». La croissance des débits sur l'Internet devrait apporter un réseau capable de véhiculer de la vidéo un peu partout sur la planète. L'émergence de télévisions de proximité rassemblant une communauté autour d'un lieu ou d'un thème devient alors facilitée.

En 1989, lorsque Vidéon a lancé sa première télévision de proximité, le besoin d'échange s'est vite fait sentir. L'idée d'un réseau des télévisions de proximité s'est mise en place autour de trois services destinés à aider les associations désirant passer de la réalisation vidéo à la mise en place d'une télévision de proximité :

- Un centre d'information pour échanger les tuyaux techniques et juridiques.

- Un réseau de correspondants.

- Une banque d'images pour échanger des films.

Quelques années plus tard, avec le développement de l'Internet, les deux premiers services sont devenus un Web et une liste de discussion électronique. Pour les échanges de films le problème était un peu plus difficile.

Même les petites associations produisent de plus en plus souvent en numérique. Un système complet de montage permettant d'obtenir une qualité tout à fait satisfaisante coûte environ 20 000 F (3000 euros). Le montage numérique est même très adapté aux amateurs car il permet le droit à l'erreur. En vidéo traditionnelle, si on souhaite reprendre un point de montage, il faut tout recommencer à partir de ce point. Le résultat est ainsi un simple fichier informatique. Tout le monde ne disposant pas pour l'instant d'une connexion haut débit, il a fallu recourir à une astuce. Les films sont disponibles en ligne sous deux formats différents :

- Un format de prévisualisation qui permet de voir le film en temps réel bien que dans une fenêtre réduite et avec peu d'images par seconde.

- Un format de téléchargement qui permet de récupérer le film dans une qualité optimale mais nécessite un temps de chargement beaucoup plus long.

Pour une personne équipée d'une connexion minimum (modem sur le réseau téléphonique), le temps de téléchargement d'un film de 5 minutes (la moyenne des films échangés) est de deux heures. Cela peut sembler beaucoup mais pour une télévision de proximité produisant une émission entre tous les mois et tous les 6 mois, la récupération de deux ou trois films par émission reste acceptable. Le coût de récupération d'un film en heure creuse (2 fois 7,50 F de communication téléphonique) est même inférieur à l'envoi d'une cassette par la poste. Quant à ceux qui disposent d'une meilleure connectivité, la tâche leur en est d'autant plus facile.

Il devient donc de plus en plus simple d'échanger techniquement des films ou même des séquences et des musiques à réinsérer dans un film ou une émission. Mais les véritables questions sont alors d'ordre juridique. Comment protéger ses films tout en facilitant leur diffusion ? Une des clés a été de produire la Licence Publique Multimédia.

Cette licence est dérivée de la «General Public License» (GPL) qui existe dans le domaine du logiciel libre. Quelques adaptations ont été nécessaires :

La notion de code source et de code objet a peu de sens dans le monde des contenus. Tout film disponible au format numérique peut être modifié ou réutilisé. Par ailleurs, la notion de diffusion a été ajoutée en plus de la copie et de la distribution qui sont abordées dans le logiciel libre.

Pour conserver la notion d'intégrité des oeuvres, il a été choisi de ne donner le droit de diffuser les films que dans leur intégralité (générique compris). Cela laisse cependant la possibilité de proposer des séquences vidéos (des « rushes ») libres de droits qui seront intégrées dans des films complets. Ainsi, la possibilité de modification qui existe dans les logiciels libres, a été remplacée par deux possibilité : l'inclusion dans un autre programme, mais également la traduction de l'oeuvre.

Nous avons choisi pour cette licence d'imposer la gratuité des droits de diffusion. D'autres licences seraient possibles, mais cela semble un excellent moyen «d'amorcer la pompe». Les diffuseurs bénéficient ainsi d'oeuvres à diffuser, même s'ils ont des moyens restreints (en particulier dans le cas des télévisions de proximité). Mais les producteurs de contenu peuvent ainsi voir leurs oeuvres diffusées et, si elles plaisent, voir leur promotion assurée par le «bouche à oreille planétaire» d'Internet.

Bien évidemment, avec une telle licence, une grande chaîne nationale pourrait piocher dans ce fond libre de droits au détriment de la production professionnelle. La parade ne peut pas être juridique, car les services juridiques des producteurs associatifs et des télévisions de proximité sont inexistants et les moyens manquent pour se défendre contre les moyens colossaux des médias traditionnels. Il est très difficile de faire une distinction entre diffusion à but lucratif ou non lucratif. De nombreuses associations servent de paravent à des sociétés commerciales.

Il a été envisagé, dans un premier temps, de limiter la diffusion à des structures non soumises à la TVA (les associations soumises à la TVA peuvent avoir une activité commerciale). Finalement, le choix a été de ne mettre aucune restriction qui ne soit facilement contrôlable. Le film devant être diffusé dans son intégralité, il suffit d'ajouter au générique une mention du type «ce film est à destination des télévisions de proximité». Une « grande chaîne » qui s'approprierait un film pourrait alors faire les gorges chaudes des journalistes. Le juridique étant réservé à ceux qui peuvent se le payer, la seule arme opposable est alors le ridicule...

La licence étant fondée sur le multimédia, d'autres types de contenus peuvent être couverts: les extraits de films prêts à être intégrés, des musiques, des graphismes ou des photos, mais aussi des animations scénarisées rassemblant ces divers contenus telles qu'on en voit apparaître sur Internet. Celles-ci intègrent images, son, films scénarisés grâce aux formats SMIL (Synchonized Multimedia Integration Language) ou Flash. C'est tout une redéfinition de ce qu'est une oeuvre, un film ou même une télévision qui se prépare.

Le but de la licence publique multimédia est de favoriser l'émergence de contenus. Parions que même la production professionnelle et commerciale pourra en bénéficier en facilitant l'arrivée de nouveaux créateurs.

Comment rendre viable à long terme une telle démarche? Pour ce qui est de la banque de programmes, son côté distribué permet à tous ceux qui le souhaitent d'héberger des films aux différents formats proposés. Le coût du moteur de recherche de films et de l'hébergement de la licence sont faibles et peuvent être couverts par quelques mécènes présentés sur le site, qui devient un «portail pour les producteurs et diffuseurs».

Pour les films, la palette des possibilités est large. Outre les amateurs qui disposent des financements habituels des associations, les professionnels peuvent souhaiter mettre certains de leurs films libres de droits pour assurer leur promotion. Certains organismes, en particulier les associations humanitaires, peuvent bénéficier d'un moyen de diffusion pour les films qu'elles ont fait réaliser sur leur cause. C'est d'ailleurs le cas d'Handicap International qui a été une des premières association à profiter de la banque de programmes. Rien n'empêche également un film d'avoir un mécène sur son générique s'il peut justifier d'une diffusion suffisamment large. Du bénévolat à la promotion, l'économie des contenus libres se met en place pour en assurer sa pérennité. La grande différence qui existe avec les contenus commerciaux traditionnels vient de ce qu'il s'agit d'une stratégie à long terme, ou le jeu consiste à trouver les synergies entre son propre intérêt (reconnaissance, promotion, appartenance à une communauté...) et l'intérêt général.