Une Nouvelle Economie... du savoir?
par Olivier Blondeau

<olivier.blondeau@freescape.eu.org>

 

C'EST AVEC UNE CERTAINE EXALTATION et beaucoup d'emphase que de nombreux commentateurs, économistes, journalistes spécialisés ou chefs d'entreprises annoncent l'avènement d'une ère nouvelle du capitalisme. Le développement des marchés globaux et la révolution du numérique créent aujourd'hui les conditions de l'émergence d'une «nouvelle économie» ; terme apparu en décembre 1996 dans le magazine économique américain Business Week (1).

Dopé par cet enthousiasme communicatif, le mensuel informatique Wired, devenu une des revues-phares de la «Nouvelle Economie» déclarait en juillet dernier: «Nous sommes au début de vingt ans de prospérité, de liberté et d'amélioration de l'environnement pour le monde entier.»

Cette nouvelle économie, qualifiée de high tech par certains et de new age par d'autres, arrive à point nommé pour gérer, sinon conjurer les effets profondément déstabilisateurs de la crise de rentabilité du capital, s'exprimant depuis près de vingt ans dans la spirale financiariste. Remarquons au passage que si le phénomène de la spéculation financière apparaissait à beaucoup comme disproportionné et déstabilisateur, il devient aujourd'hui relativement clair pour tous qu'il s'agissait là d'une phase d'accumulation primitive d'un capital d'un type nouveau réorganisant l'ensemble de l'économie mondiale.

Pour les gourous de la «Nouvelle Economie» en effet, les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication jettent les bases, à l'instar de la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle ou de l'électricité et de la chimie au XIXe, d'une «Troisième Révolution Industrielle» qui bouleversera durablement les structures traditionnelle de l'économie capitaliste.

Si les résultats de certaines entreprises de télécommunication, d'informatique ou de multimédia comme Microsoft ou Yahoo - pour ne citer qu'elles - sont spectaculaires, certaines voix s'élèvent dans les milieux économiques et financiers pour contester la portée universelle et durable de tels pronostics. La «Nouvelle Economie» s'accompagne en effet de quelques conséquences désagréables telles que la dérégulation du marché du travail à l'échelle mondiale, la flexibilisation et la précarisation accrue de la condition salariale, l'augmentation du fossé entre le Nord et le Sud (2)...

Par delà la pertinence de tels critiques - qui se contentent d'analyser des résultats économiques en fonction d'indicateurs classiques de productivité et de croissance -, il apparaît surtout nécessaire de s'interroger sur les conditions réelles d'émergence de cette soi-disant «Nouvelle Economie» et sur les rapports qu'elle entretient avec la révolution du monde informatique et numérique.

Troisième Révolution Industrielle, Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication,... tout est aujourd'hui mis en oeuvre pour mettre l'accent sur le caractère technologique de cette mutation au détriment de ses aspects anthropologiques, sociaux, culturels sinon économiques. En choisissant de ne situer le débat que sur le terrain de l'innovation technologique et de la machine - neutre et rationnelle quant à ses finalités pour reprendre l'expression de Max Weber contestée par Habermas dans La technique et la science comme idéologie (3)- le capitalisme tente d'éluder quelques questions qui pourraient vite devenir embarrassantes : il s'agit en fait d'accréditer dans l'opinion l'idée que si les machines se succèdent, le mode de production reste pertinent.

Car la révolution du numérique est porteuse d'un risque majeur qui réside tout entier dans la déstabilisation de la notion de marchandise, pierre angulaire du système capitaliste. Il est en effet légitime de se demander qu'est-ce qu'une marchandise immatérielle ou comment est-il possible de vendre du savoir, dès lors que, débarrassé de son support matériel, il se présente sous forme d'impulsions électriques?

Changer la machine pour sauver la marchandise et dans le même mouvement «marchandiser» le savoir, tel est le défi auxquels sont confrontés les tenants de l'ordre néo-libéral. Dans un contexte où les matières premières deviennent des informations, des signes, des opérations, des images, sinon des aptitudes et dans lequel le procès de production consiste essentiellement à collecter, agencer et distribuer des savoirs immatériels, n'est-il pas légitime de s'interroger sur ce produit, par bien des égards inédit, de l'activité humaine? Mais toucher à la marchandise conduit aussi à remettre en cause l'ensemble de l'édifice capitaliste : que devient alors la notion de marché, de propriété, de capital même ?

Dans La Société en réseau, Manuel Castells affirme qu'il existe une différence fondamentale entre l'industrialisme qui s'inscrit dans des logiques de croissance économique et l'informationnalisme qui vise au développement technologique et à l'accumulation des savoirs. Peut-on concilier industrialisme et informationnalisme, productivité du capital et développement technologique et en fin de compte marchandise et savoir ? Entrons-nous dans une nouvelle économie, version techno-remixée de notre bon vieux capitalisme fordien ou dans une Nouvelle Économie...du Savoir ?

O.B.

 

 

 

 

Notes

 

1.Voir le dossier "The Triomph of the new economy" dans le numéro du 30 décembre 1996, Business Week. (R)

2. Voir la série d'articles de Florent Latrive de juillet 1999 dans Libération sur "Silicon Valley : l'envers du décor". (R)

3. Jurgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, tr.fr.J.R.Ladmiral, Gallimard, Paris, 1973. (R)