C'EST AVEC UNE CERTAINE EXALTATION et beaucoup d'emphase
que de nombreux commentateurs, économistes, journalistes spécialisés
ou chefs d'entreprises annoncent l'avènement d'une ère
nouvelle du capitalisme. Le développement des marchés
globaux et la révolution du numérique créent aujourd'hui
les conditions de l'émergence d'une «nouvelle économie»
; terme apparu en décembre 1996 dans le magazine économique
américain Business Week (1).
Dopé par cet enthousiasme communicatif, le mensuel
informatique Wired, devenu une des revues-phares de la «Nouvelle
Economie» déclarait en juillet dernier: «Nous sommes
au début de vingt ans de prospérité, de liberté
et d'amélioration de l'environnement pour le monde entier.»
Cette nouvelle économie, qualifiée de
high tech par certains et de new age par d'autres, arrive à
point nommé pour gérer, sinon conjurer les effets profondément
déstabilisateurs de la crise de rentabilité du capital,
s'exprimant depuis près de vingt ans dans la spirale financiariste.
Remarquons au passage que si le phénomène de la spéculation
financière apparaissait à beaucoup comme disproportionné
et déstabilisateur, il devient aujourd'hui relativement clair
pour tous qu'il s'agissait là d'une phase d'accumulation primitive
d'un capital d'un type nouveau réorganisant l'ensemble de l'économie
mondiale.
Pour les gourous de la «Nouvelle Economie» en effet, les
Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication jettent
les bases, à l'instar de la machine à vapeur à
la fin du XVIIIe siècle ou de l'électricité et
de la chimie au XIXe, d'une «Troisième Révolution
Industrielle» qui bouleversera durablement les structures traditionnelle
de l'économie capitaliste.
Si les résultats de certaines entreprises de
télécommunication, d'informatique ou de multimédia
comme Microsoft ou Yahoo - pour ne citer qu'elles - sont spectaculaires,
certaines voix s'élèvent dans les milieux économiques
et financiers pour contester la portée universelle et durable
de tels pronostics. La «Nouvelle Economie» s'accompagne en
effet de quelques conséquences désagréables telles
que la dérégulation du marché du travail à
l'échelle mondiale, la flexibilisation et la précarisation
accrue de la condition salariale, l'augmentation du fossé entre
le Nord et le Sud (2)...
Par delà la pertinence de tels critiques - qui se contentent
d'analyser des résultats économiques en fonction d'indicateurs
classiques de productivité et de croissance -, il apparaît
surtout nécessaire de s'interroger sur les conditions réelles
d'émergence de cette soi-disant «Nouvelle Economie»
et sur les rapports qu'elle entretient avec la révolution du
monde informatique et numérique.
Troisième Révolution Industrielle,
Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication,...
tout est aujourd'hui mis en oeuvre pour mettre l'accent sur le caractère
technologique de cette mutation au détriment de ses aspects anthropologiques,
sociaux, culturels sinon économiques. En choisissant de ne situer
le débat que sur le terrain de l'innovation technologique et
de la machine - neutre et rationnelle quant à ses finalités
pour reprendre l'expression de Max Weber contestée par Habermas
dans La technique et la science comme idéologie (3)-
le capitalisme tente d'éluder quelques questions qui pourraient
vite devenir embarrassantes : il s'agit en fait d'accréditer
dans l'opinion l'idée que si les machines se succèdent,
le mode de production reste pertinent.
Car la révolution du numérique est porteuse d'un risque
majeur qui réside tout entier dans la déstabilisation
de la notion de marchandise, pierre angulaire du système capitaliste.
Il est en effet légitime de se demander qu'est-ce qu'une marchandise
immatérielle ou comment est-il possible de vendre du savoir,
dès lors que, débarrassé de son support matériel,
il se présente sous forme d'impulsions électriques?
Changer la machine pour sauver la marchandise et dans le même
mouvement «marchandiser» le savoir, tel est le défi
auxquels sont confrontés les tenants de l'ordre néo-libéral.
Dans un contexte où les matières premières deviennent
des informations, des signes, des opérations, des images, sinon
des aptitudes et dans lequel le procès de production consiste
essentiellement à collecter, agencer et distribuer des savoirs
immatériels, n'est-il pas légitime de s'interroger sur
ce produit, par bien des égards inédit, de l'activité
humaine? Mais toucher à la marchandise conduit aussi à
remettre en cause l'ensemble de l'édifice capitaliste : que devient
alors la notion de marché, de propriété, de capital
même ?
Dans La Société en réseau,
Manuel Castells affirme qu'il existe une différence fondamentale
entre l'industrialisme qui s'inscrit dans des logiques de croissance
économique et l'informationnalisme qui vise au développement
technologique et à l'accumulation des savoirs. Peut-on concilier
industrialisme et informationnalisme, productivité du capital
et développement technologique et en fin de compte marchandise
et savoir ? Entrons-nous dans une nouvelle économie, version
techno-remixée de notre bon vieux capitalisme fordien ou dans
une Nouvelle Économie...du Savoir ?
O.B.