Sur la route de Tycho
par Florent Latrive

<florent.latrive@freescape.eu.org>

 

TYCHO EST UN MONDE FUTURISTE. Le monde du tout numérique, où l'ensemble de la connaissance circule sur la planète sous forme de 0 et de 1, où les individus sont reliés via les réseaux informatiques. C'est un monde imaginé par Richard Stallman, dans «Le Droit de Lire», premier texte de ce recueil.

Avant l'apparition de Tycho, les livres, les disques, les films, s'incarnaient physiquement, sous forme de papier, de cassettes, de disquettes, de disques laser.... Ils s'échangeaient, se prêtaient, se partageaient. Mais se copiaient difficilement. Un livre passé à la photocopieuse n'était plus qu'un ersatz douteux de l'original. L'enregistrement sur cassette d'un CD rebutait le mélomane. Les matons de la propriété intellectuelle n'avaient aucun moyen de surveiller les individus et de brider leur désir de partage. Mais ces derniers ne pouvaient que difficilement copier et diffuser les oeuvres dont il disposait.

La grande bascule numérique a bouleversé l'ancien monde et ses habitudes. La notion de copie, et ce qu'elle sous-entend de dégradation de l'original, s'évanouit, car la combinaison du numérique et des réseaux rend l'oeuvre clonable et diffusable par tous. Mais en contrepartie, les réseaux informatiques s'immiscent dans tous les foyers et dévorent l'intimité de la pratique culturelle. En conséquence, Tycho devient le lieu d'une bataille opposant les gardiens autoproclamés du savoir, héritiers du passé, et les rêveurs d'une nouvelle liberté de la connaissance et de la création.

Ainsi, si le savoir devient numérique, si chaque oeuvre se trouve à l'extrémité d'un réseau global et omniprésent, pourquoi ne pas contrôler chaque lecture, chaque consultation, chaque regard? Pourquoi ne pas empêcher les lecteurs et les mélomanes de se prêter les oeuvres, acte gratuit, acte d'échange non marchand? Chaque morceau de musique, chaque texte, chaque film, chaque logiciel, pourrait être accompagné d'un mouchard, petit logiciel lié à l'oeuvre et chargé de rendre compte de sa circulation, pour la brider. Un rêve pour les représentants des auteurs, pour les intermédiaires qui vivent des pourcentages prélevés sur la diffusion. Un tel cauchemar technologique ne serait que le nouvel avatar de Big Brother, oeil d'un État désormais aussi attaché à la surveillance de l'expression des citoyens qu'au gardiennage sourcilleux de la propriété intellectuelle.

De l'autre côté du spectre, certains se plaisent à imaginer un nouvel espace d'échange et de circulation d'une connaissance débarrassée des contraintes matérielles et des supports physiques désormais inutiles. Les oeuvres ne seraient plus soumises à une rareté physique artificielle, mais disponibles à l'infini. Tycho serait un monde où le savoir serait aussi libre que l'eau ou l'air, selon l'expression de l'auteur de science-fiction Bruce Sterling. Un «cyberespace» indépendant des lois du passé, selon le fantasme de John Perry Barlow. Mais surtout, un univers où de nouvelles pratiques de création, d'échanges, de partage demeurent à inventer.

F. L.