SALUT TOUT LE MONDE. Puisque je me trouve devant l'Association pour 
          les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques, je 
          devrais probablement parler soit de bibliothèques, soit d'information, 
          soit de technologie, soit, en tous cas, d'association. J'en parlerai 
          donc, mais j'essaierai de le faire en prenant un point de vue inhabituel. 
          Je voudrais commencer par parler d'argent.
        On ne le croirait pas, quelquefois, à entendre 
          parler certaines personnes, mais nous ne vivons pas dans une société 
          technocratique de l'information. Nous vivons dans une société 
          capitaliste très avancée. Les gens parlent beaucoup du 
          pouvoir et de la gloire qu'apportent la connaissance spécialisée 
          et l'expertise technique. La connaissance, c'est le pouvoir - mais si 
          c'est le cas, pourquoi les savants ne sont-ils pas au pouvoir? Et s'il 
          est vrai qu'il existe une Bibliothèque du Congrès, 
          combien y a-t-il de bibliothécaires au Congrès?
        La nature de notre société affecte fortement la nature 
          de notre technologie.
        Elle ne la détermine pas, de façon 
          absolue; notre technologie est, pour une bonne part, un accident pur 
          et simple, qui dépend de la façon dont les cartes tombent, 
          des occasions qui se présentent et, bien sûr, de l'irruption 
          occasionnelle du «génie» qui tend, de par sa nature, 
          à être positivement imprévisible. Mais, en tant 
          que société, nous ne poussons pas les technologies jusqu'à 
          leur terme ultime. Seuls les ingénieurs s'intéressent 
          à ce genre de délices technologiques, et, généralement, 
          les ingénieurs sont rémunérés par les chefs 
          d'entreprise et les actionnaires. Nous ne cultivons pas les technologies 
          pour elles-mêmes. Nos technologies sont produites, en réalité, 
          pour optimiser le retour sur investissement financier. Cela fait une 
          grosse différence.
        Bien sûr, beaucoup d'éléments de 
          nos vies existent en dehors de l'économie monétaire. Un 
          tas de choses, dans nos vies, n'ont pas pour but le profit et ne peuvent 
          être estimées en dollars. «Les meilleures choses de 
          la vie sont gratuites», dit le proverbe. C'est bien beau, mais 
          cela paraît chaque jour plus démodé. C'est aussi 
          vieillot et moisi que le voeu des jeunes mariés qui se jurent 
          fidélité «pour le meilleur et pour le pire», 
          ce qui, dans un contexte moderne, a de fortes chances de sous-entendre 
          «conformément au contrat de mariage». Commercialisation. 
          Commodification -un de mes jeux de mots favoris (1). 
          C'est un phénomène très important, qui augmente 
          en puissance année après année.
        L'Université, les bibliothèques, les institutions culturelles 
          sont déjà depuis longtemps assiégées par 
          le commerce. Voici les informations télévisées 
          présentées par MacNeill Lehrer, qui vous sont offertes 
          grâce à des fonds publics et, accessoirement, grâce 
          à AT&T. Bienvenue aux étudiants de l'université 
          du Grand-Nord-Est, qui vous est offerte par Pepsi-Cola, la boisson officielle 
          du Grand-Nord-Est. Vous y apprendrez la vérité, et la 
          vérité vous fera accéder au marché de l'emploi. 
          Bonjour, je suis le chef du département de microbiologie de l'université 
          du Grand-Nord-Est. Je fais également partie de l'équipe 
          de direction de Transgenic S.A. Le recteur dit que ça ne pose 
          pas de problème parce qu'une partie de l'argent des brevets sert 
          au financement de l'université du Grand-Nord-Est.
        Bienvenue à la Bibliothèque du Congrès. 
          Hoquet-Cola est la boisson officielle de la Bibliothèque du Congrès. 
          Voici notre réseau de distribution partagée de données 
          électroniques, qui vous est offert par Prodigy Services, filiale 
          commune d'IBM & Sears. Vous remarquerez le bandeau publicitaire 
          rouge vif qui défile sous vos yeux tandis que vous essayez d'accéder 
          aux oeuvres de William Wordsworth en texte intégral. N'y faites 
          pas attention. Ah, j'oubliais: il y a là un lien hypertexte qui 
          vous permet de commander votre T-shirt Wordsworth, qui sera débité 
          sur votre carte de crédit. Vous ai-je déjà dit 
          que la Bibliothèque du Congrès vous propose également 
          des services bancaires? Une donnée est une donnée, non? 
          Un bit (2) est un bit! Le moindre 
          pixel qui traverse le cyberespace est une opportunité commerciale 
          en puissance.
        N'oubliez pas de visiter notre café-bibliothèque. Vous 
          pouvez, si vous le souhaitez, y louer des vidéos. Nous proposons 
          aussi des parapluies, des cendriers, des boucles d'oreilles, des textes. 
          Nous faisons ce que nous pouvons, nous autres bibliothécaires, 
          pour survivre durant cette période économiquement difficile. 
          Une bibliothèque, après tout, est une institution regrettablement 
          démodée, qui n'a pas été rendue apte au 
          combat par l'insertion dans une saine économie concurrentielle. 
          Du moins jusqu'à présent.
        Le réseau américain des bibliothèques 
          est issu d'un climat culturel différent. Voilà comment 
          ça s'est passé. Vous êtes Benjamin Franklin, imprimeur 
          et homme de génie, en l'an de grâce 1731. Vous disposez 
          d'un club de discussion tous azimuts appelé «La Faction» 
          [The Junto], et vous décidez de mettre en commun vos livres 
          et de les rendre accessibles à chaque membre moyennant une très 
          petite participation financière. Vous êtes environ cinquante. 
          La Faction n'est pas un club de notables. Vous n'êtes ni des aristocrates, 
          ni des gens de bonne famille, ni même des philanthropes. Vous 
          êtes surtout des apprentis et de jeunes travailleurs manuels. 
          Si vous étiez riches, vous ne seriez pas si désireux, 
          en priorité, de mettre en commun vos informations. Vous installez 
          donc vos livres, avec leurs reliures de cuir, dans la vieille maison 
          de Philadelphie qui abrite le club, vous faites payer l'adhésion 
          quarante shillings et le droit de prêt dix shillings par an...
        Vous n'êtes plus en 1731, mais en 1991. Fini, 
          les livres aux reliures cuir. Vous commencez à échanger 
          des disquettes et à remplacer les fiches par des systèmes 
          informatiques. Service public? Bienfait social? Institution démocratique 
          - la connaissance, c'est le pouvoir - le pouvoir au peuple? Peut-être 
          bien... mais peut-être n'êtes-vous qu'une nouille idéaliste, 
          monsieur Franklin. Et par-dessus le marché, vous menacez nos 
          intérêts commerciaux. Et nos secrets industriels, monsieur 
          Franklin? Nos marques déposées, copyrights et brevets? 
          Nos droits de propriété intellectuelle? Nos look-and-feel 
          (3)? Nos algorithmes brevetés? 
          Notre conformité aux normes de sécurité nationale? 
          Nos licences d'exportation? Nos enquêteurs du F.B.I.? Ne copiez 
          pas cette disquette, monsieur Franklin! Et vous me dites que nous devons 
          payer des «impôts» pour soutenir vos douteuses activités? 
          Eh bien, si ces dernières correspondent à un réel 
          besoin, le marché y pourvoira, monsieur Franklin. Je pense vraiment 
          que votre idée de «bibliothèque» devrait plutôt 
          être prise en charge par le secteur privé, monsieur Franklin. 
          Aucun auteur ne voudra jamais que ses livres soient lus gratuitement, 
          cher monsieur. Votre but est-il de faire mourir de faim les créateurs?
        Ayons le sens des réalités, monsieur 
          Franklin. Vous savez ce que ça veut dire, «réalité»? 
          L'argent est une réalité. Il semble que vous vous 
          mépreniez à propos de l'information: vous croyez qu'elle 
          veut être libre et gratuite (4) 
          et que, si les gens deviennent capables d'apprendre et de faire ce qui 
          leur convient, la société dans son ensemble en tirera 
          bénéfice. Mais nous, nous ne croyons plus à la 
          société dans son ensemble. Nous croyons à l'économie 
          dans son ensemble - qui nous en semble un trou noir (5)! 
          Pourquoi donc pourriez-vous penser, voire apprendre, sans rémunérer 
          quelqu'un en échange? Parlons finance, puisque la rentabilité 
          est le fin mot de l'affaire. L'argent. L'argent est la réalité. 
          Vous voyez ce billet de banque? Il est bien plus réel que l'humus, 
          l'oxygène, la couche d'ozone ou la lumière du soleil. 
          Vous pouvez dire que ce n'est qu'un morceau de papier recouvert de symboles, 
          mais c'est un sacrilège! C'est le Dollar Tout-Puissant. La plupart 
          des dollars que nous vénérons sont, en réalité, 
          stockés dans le cyberespace. Les dollars ne sont que des 0 et 
          des 1 électroniques disséminés dans un réseau 
          d'ordinateurs.Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne sont, au fond, qu'une 
          réalité virtuelle, une sorte de grand fantasme. Non. Les 
          dollars sont absolument et entièrement réels, bien 
          plus réels que cette vague chose qu'on appelle l'intérêt 
          public. Si vous n'êtes pas une marchandise, vous n'existez pas 
          !
        Croyez-moi si vous voulez, mais Melville Dewey a dit 
          un jour: «Libre comme l'air, libre comme l'eau, libre comme la 
          connaissance.» Libre comme l'air? Soyons réalistes, nous 
          sommes dans le monde moderne - ça fait belle lurette que l'air 
          et l'eau coûtent cher! Hé, tu veux un air respirable? Règle 
          donc la facture de ton générateur d'air conditionné, 
          mon gars. Libre comme l'eau? Mec, si tu as un peu de jugeote, tu t'achètes 
          de l'eau en bouteille ou tu fais installer un filtre ionisateur sur 
          ton robinet. Libre comme la connaissance? Eh bien, nous ne savons pas 
          ce qu'est la «connaissance», mais nous pouvons vous fournir 
          beaucoup de données; dès que nous aurons trouvé 
          le moyen de les charger directement dans le crâne des étudiants, 
          nous pourrons mettre tous les enseignants au chômage, et les bibliothécaires 
          avec.
        Mesdames et messieurs, nous n'arrivons pas à mettre monsieur 
          Franklin à la porte. Le problème est que monsieur Franklin 
          avait raison en 1731, et qu'il a toujours raison aujourd'hui! L'information 
          n'est pas une chose que l'on peut vendre aussi facilement que du Coca-Cola. 
          Si l'information était une marchandise comme les autres, elle 
          ne vaudrait plus rien dès qu'on en aurait de grandes quantités. 
          Dieu sait que nous avons des tas de données! À ne plus 
          savoir qu'en faire. Néanmoins, nous allons continuer à 
          en produire. L'argent est tout à fait inapproprié pour 
          décrire le monde de l'information. Combien vaut la Bible? On 
          trouve une Bible dans n'importe quelle chambre d'hôtel. Elle ne 
          vaut rien en tant que marchandise, mais elle n'est pas sans valeur pour 
          le genre humain. L'argent et la valeur sont deux choses différentes.
        Qu'est-ce que l'information, en réalité 
          ? Il me semble extrêmement néfaste de parler d'«économie 
          de l'information». L'important, ce n'est pas les données, 
          mais l'attention. Dans quelques années, vous pourrez peut-être 
          transporter dans votre poche toute la Bibliothèque du Congrès. 
          Et alors? Jamais vous ne lirez toute la Bibliothèque du Congrès. 
          Vous serez mort avant d'en avoir lu ne serait-ce qu'un millième. 
          Ce qui importe - et va devenir de plus en plus important -, c'est 
          le processus par lequel vous déterminez ce qu'il faut regarder. 
          Ici commence véritablement l'économie de l'information. 
          Ce qui compte, ce n'est pas qui possède les livres, qui les imprime, 
          qui détient les droits de propriété. Le point crucial, 
          c'est l'accès, pas la propriété. Et ce n'est 
          pas même, en vérité, l'accès lui-même, 
          mais les indications qui disent à quoi il vous faut accéder 
          - à quoi il vous faut prêter attention. Dans l'économie 
          de l'information, tout est surabondant - sauf l'attention (6).
        Voilà pourquoi le prestidigitateur est la créature 
          appelée à diriger l'univers de l'information. Les prestidigitateurs 
          dirigent notre attention. Ne vous occupez pas de cet homme derrière 
          le rideau. Non, non! Regardez ma main! Je peux faire disparaître 
          un candidat. Voyez comme je fais sortir le Président d'un chapeau. 
          Regardez! Je peux faire disparaître ces gens affamés dans 
          un nuage de bruit médiatique. Rien dans les poches. Vite fait! 
          Les faits ne comptent pas si notre attention est adroitement 
          dirigée.
        Les prestidigitateurs sont comme de méchants anti-bibliothécaires; 
          ils sont le «Côté Obscur de la Force».
        Les bibliothécaires étaient des gens qui manipulaient 
          des livres. Des magasiniers. J'aime bien ce mot qui évoque l'humble 
          travail quotidien. Je l'aime mieux que celui d'«expert en recherche 
          d'information», même si c'est manifestement dans cette direction 
          que les bibliothécaires se dirigent de nos jours. C'est peut-être 
          la bonne direction. C'est là que réside, semble-t-il, 
          la puissance. Mais je me demande bien quelle sorte d'«information» 
          on se propose de trouver, et ce qu'on laissera, au contraire, se fossiliser 
          tranquillement dans les zones les plus obscures et les plus désertes 
          des disques durs couverts de poussière, que jamais personne ne 
          consultera.
        J'aime les bibliothèques et les bibliothécaires. Je leur 
          dois ma carrière. J'ai le plus grand respect pour monsieur Franklin. 
          Je déteste voir les livres devenir des marchandises et voir l'accès 
          aux livres devenir une marchandise. J'aime aussi les librairies, et 
          je gagne, bien sûr, ma vie grâce à elles, mais je 
          me fais de plus en plus de souci pour elles. Je n'aime ni les chaînes 
          de librairies, ni la grande distribution. Nous avons déjà, 
          aux États-Unis, une douzaine de personnes qui achètent 
          tous les livres de science-fiction pour les douze principaux distributeurs 
          américains. L'information et l'attention sont filtrées 
          par eux, leur critère est la rentabilité, et la rentabilité 
          est une feinte et une escroquerie. Je n'aime pas non plus les grands 
          groupes d'édition. L'édition moderne est aux mains d'un 
          trop petit nombre de gens. Ils détiennent les moyens de production 
          et, pis encore, ils détiennent beaucoup trop de moyens d'attention. 
          Ils déterminent l'orientation que suivra notre attention.
        Certes, il existe d'autres voies, d'autres méthodes pour fixer 
          l'attention des gens, à côté des voies purement 
          commerciales. Il y a, par exemple, des moyens esthétiques et 
          culturels de limiter l'attention. Les bibliothécaires exerçaient 
          une très grande influence sur ce type de sélection au 
          service du public. Il n'est pas inconcevable que les bibliothécaires 
          puissent reconquérir cette influence, à mesure que la 
          roue de la culture tourne. Les bibliothécaires vont peut-être 
          dans le sens de l'histoire. La propriété doit être 
          restreinte, et même dans les médias électroniques 
          la bonne vieille touche «supprimer» reste toujours à 
          portée de main.
        Essayez de lire ce que disaient les bibliothécaires 
          il y a cent ans. Vos ancêtres bibliothécaires étaient 
          vraiment inquiets du succès des romans populaires. Dan Quayle 
          (7) ne serait certainement pas dépaysé 
          aujourd'hui par ce qu'ils disaient des romans. Voici un certain monsieur 
          Isaac Ray (8), dans les années 
          1870. Je le cite : «La doctrine que je voudrais précisément 
          inculquer est que l'excès d'indulgence à l'égard 
          de la lecture des romans, qui est caractéristique de notre temps, 
          est responsable de la plupart des désordres mentaux qui affectent 
          nos contemporains à un degré jamais rencontré dans 
          les époques précédentes.»
        Écoutez maintenant le surintendant de l'État du Michigan 
          en 1869 : «L'État est infesté de colporteurs de romans 
          à sensation en tout genre - histoires de pirates, de meurtres, 
          intrigues amoureuses - en provenance de toutes les époques et 
          de tous les pays.» Le bibliothécaire James Angell, en 1904 
          : «Je pense qu'il faut avouer que la plupart des oeuvres de fiction 
          qui pleuvent sur le marché sont de l'ordure, ou pire que de l'ordure. 
          Elles ont, dans bien des cas, une influence positivement néfaste. 
          Elles éveillent des passions morbides. Elles comportent les représentations 
          de la vie les plus outrancières. Elles ont un style déplorable.»
        Ces respectables personnages parlent d'auteurs qui 
          corrompent la jeunesse, d'auteurs qui écrivent sur le crime et 
          les bas-fonds, d'auteurs qui rendent les gens fous, d'auteurs qui sont 
          eux-mêmes dégénérés, indignes de confiance, 
          et probablement déments. Je pense qu'ils savent de qui ils parlent. 
          Pour l'essentiel, ils parlent de moi.
        Voici ce que disait le Président des États-Unis, 
          dans un discours aux bibliothécaires, en 1890 : «Le garçonnet 
          qui dévore avidement les histoires perverses pleines d'exploits 
          imaginaires et d'aventures à glacer le sang qui, de nos jours, 
          sont beaucoup trop accessibles, aura le cerveau farci d'idées 
          de la vie et de normes de comportement qui, si elles ne font pas de 
          lui une menace envers la paix et l'ordre, n'en feront certainement pas 
          un membre utile de la société.» Grover Cleveland 
          enfonce le clou. Je ressens très fortement, je ressens instinctivement, 
          je ressens passionnément que c'est en moi qu'il enfonce 
          le clou. Non seulement j'ai commencé, dans les bibliothèques, 
          par être ce garçonnet qui dévore avidement, mais, 
          grâce aux livres de science-fiction à deux sous qui rendent 
          débile, je suis devenu une menace envers l'idée que se 
          faisait Grover Cleveland de la paix et de l'ordre.
        Beaucoup trop accessibles, hein, monsieur le Président? 
          Trop d'accès. Par tous les moyens, faisons en sorte que nos réseaux 
          électroniques ne comportent pas trop d'accès. Cela 
          pourrait devenir dangereux. Les réseaux pourraient pourrir l'esprit 
          des gens et corrompre les valeurs familiales. Ils pourraient répandre 
          le mauvais goût. Vous pensez que cette affaire de réseaux 
          électroniques est un problème nouveau? Regardez de plus 
          près. Écoutez ce que disait l'éminent littérateur 
          James Russell Lowell en 1885: «Nous nous informons avec diligence 
          et nous couvrons le continent de fils parlants... nous allons être 
          enterrés vivants sous cette avalanche de stupidités grossières... 
          nous faisons en sorte de devenir de simples éponges, trempées 
          dans la mare aux canards stagnante des cancans de village.»
        La mare aux canards stagnante du village global. La mare aux canards 
          stagnante de Marshall McLuhan. Qui sont les canards dans la mare stagnante? 
          Dans tous les cas de figure, j'en fais partie. C'est moi que vous trouverez 
          plongé dans les magazines à deux sous, les bandes dessinées 
          à glacer le sang et les romans populaires pleins d'exploits imaginaires. 
          Demain, vous me trouverez - moi ou mes successeurs - plongé dans 
          les magazines électroniques à deux sous. Dans les fanzines 
          électroniques, la sous-littérature informatisée, 
          l'underground numérique. Dans tous les médias, quels qu'ils 
          soient, qui font vraiment chier Grover Cleveland. Il ne sait pas trop 
          si je ne suis qu'une raclure de caniveau ou si j'appartiens à 
          l'«élite culturelle» - mais dans les deux cas, il ne 
          m'aime pas. Il n'aime pas les cyberpunks.
        Le fait qu'il n'aime pas les cyberpunks ne vous surprendra pas beaucoup, 
          j'en suis sûr. Mais il ne va pas aimer non plus les bibliothécaires 
          cyberpunks. J'espère que vous ne vous faites pas trop d'illusions 
          à ce sujet.
        Les idées bizarres restent tolérables aussi longtemps 
          qu'elles ne sont rien d'autre que des idées bizarres. Dès 
          qu'elles commencent à défier le monde, il y a de la fumée 
          dans l'air et du sang sur le sol. Vous, les cyber-gars de l'Association 
          pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques, 
          vous allez tout droit vers un bain de sang. C'est un conflit culturel, 
          un conflit politique, un conflit juridique. L'extension du droit au 
          savoir dans le cyberespace va être un terrible conflit. C'est 
          une vieille guerre, une guerre à laquelle les bibliothécaires 
          sont habitués, et je vous rends hommage pour les batailles que 
          vous avez déjà remportées dans le passé 
          au nom de la libre expression. Mais le cyberespace est un nouveau champ 
          de bataille. Je pense qu'il va falloir recommencer à gagner du 
          terrain, mégaoctet après mégaoctet.
        Vous avez entendu quelques idées bizarres aujourd'hui. C'est 
          pour ça que nous sommes là - pour des idées bizarres. 
          J'aime lire Moravec. Je le respecte, et je prête une grande attention 
          à ce qu'il dit. C'est une véritable source d'idées 
          bizarres et, selon moi, il contribue aux valeurs fondamentales de la 
          république américaine. Je pense même qu'il est assez 
          sensé, d'un point de vue technique et rationnel, si ce n'est 
          d'un point de vue politique et social.
        Mais, encore une fois, je ne pense pas que les ayatollahs 
          aient déjà lu Mind children (9). 
          Si c'était le cas, ils y verraient un blasphème complet 
          et absolu, bien pire que les Versets sataniques de Salman Rushdie. 
          Si Hans se mettait réellement à créer une après-vie 
          numérique, ici, sur la Terre, je suis bien sûr que les 
          fondamentalistes musulmans essaieraient de le faire tuer. Ils considéreraient 
          sûrement qu'ils ont le devoir moral de le faire. Et ils ne seraient 
          probablement pas les seuls. Beaucoup de gens ont vu le film de science-fiction 
          Terminator II. Ils pourraient se représenter notre ami 
          Hans sous les traits du futur Architecte de Skynet. Il veut rendre le 
          genre humain obsolète et donner le pouvoir aux robots. Ne vaudrait-il 
          pas mieux le tuer dès maintenant ?
        Bien sûr, nous n'allons pas tuer Hans tout de 
          suite. Il lui reste encore à posséder sa propre chaîne 
          de télévision par satellite, à fonder son propre 
          mouvement religieux et à recueillir des dons. Il faut encore 
          qu'il commence à fabriquer un cerveau post-humain in vitro. 
          Que sa technologie cesse d'être rhétorique et devienne 
          commerciale. Que les Mind children deviennent Mind children, 
          et qu'ils soient produits en série par Apple et Toshiba, et distribués 
          aux yuppies audacieux d'âge mûr. Dans cinquante ans, la 
          Singularité? Dans cinquante ans, la transformation complète 
          de la condition humaine? Peut-être. C'est peut-être dans 
          cinq ans seulement que les services secrets fractureront les caves de 
          l'Institut de technologie du Massachusetts et emporteront tout le matériel 
          de Hans. On trouvera bien quelque crime à lui mettre sur le dos. 
          Peut-être pourra-t-on le coffrer pour avoir fait un discours devant la Brigade fédérale des stups.
        Je crois en quelque chose comme la singularité. 
          Je pense qu'une authentique transformation en profondeur de la condition 
          humaine est à l'oeuvre. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle 
          sera, mais je la sens. Ce n'est pas un hasard si notre époque 
          historique produit des gens comme monsieur Moravec. Qu'il ait raison 
          ou non, c'est un phénomène culturel. Nous sommes peut-être 
          sur le point de modifier radicalement le système d'exploitation 
          de la condition humaine. Si c'est le cas, il est grand temps de songer 
          à faire une sauvegarde de notre civilisation (10).
        C'est pourquoi je veux aborder une dernière 
          question aujourd'hui. Une dernière idée bizarre, une idée 
          de science-fiction. Je l'appelle l'Archivage en profondeur. C'est probablement 
          l'action la plus anticommerciale que puissent entreprendre les institutions 
          que nous appelons bibliothèques. J'aimerais que des trucs soient 
          archivés à long terme (11). 
          À très long terme. Pour les successeurs de notre 
          civilisation. Voire pour les successeurs du genre humain.
        Nous offrons déjà quelques cadeaux impressionnants à 
          l'avenir lointain de notre planète. Les déchets nucléaires, 
          par exemple. Nous allons archiver proprement cette saleté repoussante 
          dans du béton, dans des mines de sel et des conteneurs de verre 
          fondu, pour des dizaines de milliers d'années. Imaginez le plaisir 
          qu'il y aura à découvrir l'une de ces bombes à 
          retardement radioactives dans six mille ans. Imaginez la joie des archéologues 
          désintéressés et bénévoles lorsqu'ils 
          fouilleront l'une de ces nécropoles pharaoniques du vingtième 
          siècle et qu'ils en mourront, lentement et douloureusement. Oui, 
          merci, les ancêtres. Merci, le vingtième siècle! 
          Merci d'avoir pensé à nous!
        Avons-nous l'obligation morale de nous expliquer devant ces successeurs 
          éventuels auxquels nous nuirons peut-être? Sans doute. 
          Ne devrions-nous pas envisager de leur laisser un héritage un 
          peu moins mortel et violent que nos dépôts fossiles géants 
          et que des couches de retombées radioactives dans les glaces 
          polaires? Si nous sommes presque capables de mettre toute la Bibliothèque 
          du Congrès dans notre poche, j'aimerais que nous soyons capables 
          de mettre toute la Bibliothèque du Congrès près 
          de chaque conteneur de déchets nucléaires. Rendons la 
          Bibliothèque du Congrès disponible pour l'an 20 000 de 
          l'ère chrétienne.
        Nous n'avons absolument aucun avantage à retirer en agissant 
          de la sorte. Il n'y a pas d'argent à gagner. C'est pourquoi j'aime 
          cette idée. C'est pourquoi je la trouve séduisante. Je 
          pense qu'elle donnerait un peu d'âme à la société 
          de consommation. Ce serait un geste moral destiné à montrer 
          que notre sens des valeurs n'est pas entièrement déterminé 
          par l'égoïsme, l'étroitesse d'esprit et le court 
          terme. J'espère que vous penserez à l'Archivage en profondeur. 
          Àvoir ce que deviennent les idées bizarres, celle-ci est 
          des plus réalisables et des moins nocives. Si vous ne devez vous 
          souvenir que d'une seule chose de ma conférence, j'espère 
          que ce sera de cette idée. 
        C'est tout ce que j'ai à dire; merci de m'avoir écouté.