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Les néophytes

Le sens de ma vie a été de penser et d'apprendre, et de partager en toute liberté ce que j'avais pensé ou appris. La liberté est en elle-même une éternelle bénédiction pour moi, après la captivité du début de ma vie.
- Harriet Martineau

Métadate : 2.285-0:71:190 kD nouvelle epoch
(Lundi 1er octobre 2057, env. 3:30 PM)
Espace public n. 17

«Ils choisissent presque toujours un vieux pour mettre sur les rails le jeunes comme vous, racontait Kyle en portant sa chope de bière à la bouche. De temps en temps, ça tombe sur moi.

Une vingtaine de nouveaux initiés de la communauté étaient assis avec Kyle à une longue table de bois grossier. L'espace virtuel reproduisait un ancienne taverne allemande. Le bruit des conversations résonnait dans la grande salle aux plafonds bas et voûtés, ponctué par l'entrechoquement occasionnel des verres et le bruit des couverts. Le fumet de la viande rôtie faisait saliver Kyles, et un personnage non-setient représenant une serveuse allemande, vêtue d'un costume qui avait disparu depuis plus d'un siècle, était en train de lui apporter une assiette de choucroute garnie.

- Et le climat politique, en ce moment? demanda une jeune femme. Comment s'est conclue l'affaire Nolen dont on nous a parlé pendant le cours sur l'histoire de la communauté?

Kyle haussa les épaules en tendant sa chope à la serveuse.

- Les affaires politiques dans la communauté sont, disons, assez différentes du monde réel. L'autonomie individuelle est absolue et sacro-sainte. Il n'y a pas de gouvernement en tant que tel, seulement des groupes d'intérêt plus ou moins formels qui travaillent sur les différents problèmes. De temps-en-temps, il y a des débats houleux. Le pire de tous a eu lieu quand tout le monde a su ce que Nolen avait fait à Prime; mais au final, pas grand-chose n'est fait.

- Mais ce qui est arrivé à Prime est horrible! fit un vieil homme, s'insérant dans la conversation. Nolen a probablement été puni, non?

- Oui, mais pas comme vous pourriez le penser. Oh, toute la communauté a été scandalisée. Une assemblée constitutionnelle a été formée pour écrire une espèce de charte des droits et responsabilités, et tout le monde se battait pour décider de ce qui serait fait avec Nolen, et ce qu'on devrait faire si jamais ça se reproduisait. Et puis, les négociations ont buté sur un débat de fond entre différentes factions, chacune ayant sa propre idée sur la manière dont on devrait se gouverner. Autant que je sache, ça n'a pas aboutit. Je ne sais pas si l'assemblée constitutionnelle se réunit encore, quoi que je n'aie pas suivi l'affaire de très près ces derniers kilocircadiens.

- Quelles factions débattaient? lui demanda la fille qui avait parlé en premier. Je veux dire, le tort de Nolen m'a l'air assez manifeste et indiscutable.

- Bah, il y a les anarchistes bornés, ceux qui placent l'autonomie individuelle au-dessus de tout, et qui s'opposent à toute tentative de création d'un gouvernement. C'est leur point de vue qui domine pour le moment, surtout parce que c'est principalement eux qui conçoivent nos n\oeuds et qui écrivent notre logiciel. Leur philosophie est ancrée dans la conception même des n\oeuds autonomes. Ensuite, il y a les expulsionnistes, qui souhaitent mettre en place un pouvoir judiciaire où les personnes condamnées dans le virtuel sont expulsés et exilées dans le Réel. Les isolationnistes veulent aussi donner des punitions, mais de la manière opposée. Ils voudraient que Nolen soit isolé dans son propre n\oeud, libre de faire ce qu'il veut dans son propre univers, mais coupé de la communauté et sans accès au monde réel. Il y a diverses autres factions, dont un petit groupe qui souhaite un gouvernement constitutionnel complet, avec l'abandon d'une partie de notre autonomie, dans l'«intérêt commun». Leur argumentaire se limite à distiller la peur, et à assurer que la communauté a besoin d'être organisée formellemment pour se préparer à sa découverte par les autorités gouvernementales dans le Réel.

- Et donc, à part un débat sans conséquence, Nolen n'a pas été puni?

- Je ne dirais pas ça, répondit Kyle, en faisant un signe de remerciement à la serveuse qui lui apportait une nouvelle chope de bière. De toute évidence, sans gouvernement ni système judiciaire, il ne sera jamais formellement condamné ou puni.

- Mais... c'est n'importe quoi! Il a tué des dizaines d'êtres conscients, tortué Prime et d'autres. Ce sont des crimes contre l'humanité, dans le sens le plus ...

Kyle toussota.

- Pour être exact, aucune des entités torturées n'avait jamais été humaine. Mais vous avez raison, et presque tout le monde serait d'accord. Nolen est un meurtrier, et sa situation est unique dans la communauté. Mais souvenez-vous, l'autonomie personnelle est absolue, en particulier pour ceux qui disposent de n\oeuds de seconde ou troisième génération, où elle est garantie par le matériel lui-même. Ce genre de situations ne sera tout simplement plus possible, grâce à la paranoïa et à l'entêtement de Prime. Et Nolen ne s'en est pas sorti indemme.

- Commment ça?

- Plus personne ne l'écoute.

- Et alors?

- Presque tout le monde dans la communauté l'a filtré. Personne ne peut plus le voir ni l'entendre, quoi qu'il fasse. Il est comme un fantôme qui èrerait au milieu de la foule, incapable de parler ou d'interagir avec qui que ce soit, aussi fort qu'il puisse crier, aussi désespérés que puissent être ses actes.

- Je ne sais pas si on peut parler d'une punition.

- Essayez un jour. Combien de kilocircadiens, combien de siècles, pourrez-vous tenir sans contact social, avec vous-même pour seule compagnie? Moi-même j'ai de temps-en-temps besoin de sortir de mon labo, et de rencontrer des humains -ou au moins des personnages sentients. Sans cela, je deviens très irritable, et accessoirement improductif. Je ne vois pas quel autre punition serait plus appropriée pour ce qu'a fait Nolen, et personne n'a eu besoin de violer son autonomie, ni de demander à qui que ce soit d'abandonner la sienne.

- Une conséquence naturelle de son propre comportement, observa une autre femme.

- Non-planifié, auto-organisé, et parfait, concéda le vieil homme qui avait parlé plus tôt.

- Mais s'il se rétro-chargeait dans le Réel, il pourrait vous voir... fit remarquer quelqu'un.

Kyle haussa à nouveau les épaules.

- Il faudrait que je sois moi aussi rétro-chargé au même moment. Ou qu'il me laisse un message écrit, pour le moment où je me rétro-chargerai, que je pourrai jeter à la poubelle sans problème. Et alors? Il ne peut pas s'imposer à moi ici, et le faire dans le Réel lui coûterait bien plus de temps simulé qu'il n'est probablement prêt à y consacrer.

- Le temps... fit quelqu'un d'autre. C'est à ça que tout revient, finalement?

Kyle fit une grimace.

- On a tout le temps qu'on veut, ici. rétro-chargez-vous dans le réel, et il deviendra soudain incroyablement rare et précieux. Mon corps physique n'a que vingt-trois ans, mais ici, j'ai vécu presque vingt kilocircadiens. Pour ceux qui n'ont pas encore l'habitude de cette mesure du temps, ça fait environs cinquante-deux ans d'expérience subjective, dont l'essentiel s'est déroulé au cours des derniers jours. Le temps est abondant, et c'est pourquoi je peux me permettre de traînasser un peu, de boire une bière avec vous, de donner un cours de temps-en-temps, malgré la vitesse à laquelle avancent les choses dans le monde réel.

- Et les nano-technologies, ajouta un jeune homme. J'ai intégré une engramme de connaissance de vos travaux dès que je me suis transchargé. Si les autorités entendaient jamais parler de ce qui se fait ici, elles deviendraient folles!

- Cette fichue loi Bill Joy, cracha quelqu'un haineusement. C'etait le vieux monsieur qui avait parlé un peu plus tôt. Et ces illuminés qui se sont amusés à casser tout le matériel de recherche qu'ils trouvainent. Des imbéciles technophobes qui ont criminalisé la science.

- Et encore, ça n'a rien à voir avec les conséquences de l'extension du droit d'auteur et de la brevetabilité, répondit Kyle. Toutes les grandes corporations contournent périodiquement la loi Bill Joy. Elles s'en sortent malgré tout parce que les gouvernements savent bien qu'on a besoin de leurs produits, légaux ou pas. Après tout, l'essentiel des plantes qu'on cultive dans le désert n'existeraient pas sans manipulations génétiques, un crime pour lequel ô combien de vieux généticiens du secteur public finissent aujourd'hui leurs jours en prison, à emballer le riz de l'ONU.

- C'est n'importe quoi! s'emporta quelqu'un en se levant brutalement, renversant bruyamment sa chaise au passage. L'homme d'âge moyen, les traits tirés, les cheveux grisonnant, s'expliqua avec emportement. Les OGM n'ont jamais servi à rien, si ce n'est à donner à Monsanto-Novartis le monopole sur l'exploitation agricole, et avec ça sur l'ensemble de la chaîne alimentaire. N'importe quel agronome vous le dira, on faisait pousser des plantes en Égypte et en Algérie il y a cinquante ans, qui consommaient moins d'eau et causaient moins de maladies que ce qu'on nous force à planter aujourd'hui. Tout le patrimoine génétique de la planète a été anéanti, détruit en quelques années, par ces... il cracha avec mépris sur le sol de pierre.

- Calme-toi, Fred, il a au moins raison sur une chose, répondit son voisin. Se tournant vers les autres, il poursuivit : en tant qu'ancien ingénieur à General Consumers, je peut témoigner. Nos nouveaux produits, les plus avancés, utilisent des technologies qui ont plus de trente ans, et pour celles-là, nos avocats avaient agressivement négocié les droits. Les choses vraiment nouvelles, celles qui sortent des laboratoires aujourd'hui, ne seront pas sur le marché avant des décennies, si elles sortent un jour.

- Je pensais que les brevets avaient une durée de vie limitée à vingt ans...

- C'est vrai, répondit Kyle. Mais regardez le Prozac. Il existe depuis le siècle dernier. Ses brevets devraient avoir expiré depuis cinquante ans. Mais devinez quoi? Le médicament et son processus de fabrication sont suffisamment complexe pour que de nouveaux brevets soient déposés tous les quinze ans, pour garder le contrôle sur le produit. Et quand ceux-là ont expiré, ils ajoutent une nouvelle couche de sucre avec quelques additifs inertes, déclarent que c'est un nouveau produit, et reçoivent un nouveau droit d'exploitation exclusive de la recette pour vingt autres années.

- On a fait la même chose à GC. Le pire, c'est que même aujourd'hui, ces gens déposent régulièrement des brevets pour des choses évidentes, et les reformulent légèrement après quinze ou vingt ans pour garder le monopole pour un ou deux cycles supplémentaires.

- C'est une perversion totale du système, fit un autre.

- Pas vraiment, rétorqua Kyle. Ils ne font que pousser l'appropriation du savoir jusqu'au bout. Toute l'idée de créer artificiellement de la rareté en donnant des droits d'exploitation exclusifs à celui qui gagne la course au brevet avec une nouvelle idée, ou une vieille idée réchauffée, est pathologiquement absurde.

Plusieurs personnes grognèrent alors que Kyle continuait ses explications. Les monopoles garantis par le gouvernement distordent le marché libre, et le détruisent souvent. Plus de compétition, plus d'améliorations, des prix artificiellement élevés. Et bien pire, il n'y a plus de nouvelles recherches possibles dans le domaine breveté, sauf si le propriétaire du brevet daigne les faire lui-même. Plus de labo concurrent pour trouver des résultats inattendus, parce qu'aucun laboratoire ne consacrera d'argent à améliorer la «propriété intellectuelle» de quelqu'un d'autre.

- Tout un domaine d'étude scientifique qui stagne pendant vingt ans, ou plus si le propriétaire du brevet arrive à ajouter des brevets supplémentaires au fur et à mesure.

- Multipliez cet effet par cent, mille, un million. Chaque idée, vieille ou nouvelle, a été brevetée jusqu'à la moelle, souvent par des entreprises différentes selon les pays. Est-il surprenant que la recherche scientifique se soit presque arrêtée, et que plus aucun progrès ne soit aujourd'hui possible?

- Sauf ici, fit une voix.

- Sauf ici, confirma Kyle.

- À la communauté autonome, et à ceux qui l'ont fondée! Chacun leva sa chope de bière. À une nouvelle renaissance de la science!»

Plusieurs cris d'approbation et applaudissements se firent entendre, et tout le monde but avec conviction.


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Thomas Tempe 2003-10-26